Au Palazzetto Bru Zane, la résurrection musicale se conjugue aussi au féminin
Le Palazzetto Bru Zane se fixe l’objectif de "mettre en lumière le fait qu’en dépit des pressions sociales exercées sur les femmes de cette époque [le grand XIXe siècle], il existe un corpus quantitativement et qualitativement important qui mérite sa réhabilitation avant tout pour des raisons artistiques." Ce travail est particulièrement mis en avant cette saison à travers une compositrice : Mel Bonis (1858-1937).
Docteur en histoire à l'École des hautes études en sciences sociales (Paris), Étienne Jardin est le Responsable scientifique des publications et des colloques pour le Palazzetto Bru Zane (une Conférence sur Mel Bonis et les femmes compositrices par Amaya Fernández est par exemple organisée le 2 avril au Palazzetto Bru Zane).
Son rôle est ainsi d'accompagner les redécouvertes par la recherche (très en amont, avant même le dépouillement de presse, par des recherches dans les archives, en mobilisant des colloques, journées d’études), et en faisant un travail de médiation autour des œuvres, une fois qu'elles s'annoncent au public, par des textes de présentation, expliquant la réception à l'époque et l'intérêt à les percevoir aujourd'hui. Les fruits en sont leur présentation dans les programmes de salle et les contenus en ligne sur la Bru Zane Media Base, une base d'information trilingue (français, italien, anglais), un outil fort de réhabilitation des répertoires à l'international donc (où le Palazzetto Bru Zane mène de plus en plus de projets, festivals, concerts) et qui donnera ainsi une visibilité unique aux compositrices.
[Mise à jour : Suite à la publication du décret du 4 mars 2020 par le Président du Conseil des Ministres italien, tous les événements vénitiens du Palazzetto Bru Zane (concerts, événements pour les familles, programmes pédagogiques, visites guidées) sont annulés jusqu’au 3 avril inclus
dimanche 8 mars : concert La Pomme de Turquie
dimanche 15 mars : événement pour les familles Parole di note
jeudi 19 mars : Présentation du festival
samedi 28 mars : concert Les Heures claires
dimanche 29 mars : concert Autour du piano
jeudi 2 avril : conférence Mel Bonis et les femmes compositrices]
Partitions au féminin
Le Palazzetto Bru Zane mène son propre travail de collection et d'édition du matériau orchestral.
"Une grande partie du répertoire défendu par le Palazzetto Bru Zane est conservé aujourd’hui à l’état de manuscrits dans des collections privées ou dans les fonds peu accessibles de grandes bibliothèques internationales. L’édition en partitions et matériels d’orchestre et, parfois, en réduction pour voix et piano demeure la condition nécessaire à toute exécution publique. Sont déjà au catalogue des œuvres d’Offenbach, Lemoyne, Hervé, Isouard, Massenet, La Tombelle, Saint-Saëns…" et ce travail d'édition a ainsi permis de graver la partition de La Sirène, cantate avec laquelle Nadia Boulanger obtint un Second Grand Prix de Rome en 1908, une œuvre et un moment historique pour la reconnaissance des femmes dans le monde socio-culturel. Sa sœur Lili Boulanger sera la première femme à remporter le Premier Grand Prix de Rome (en 1913 avec sa cantate Faust et Hélène).
Concerts au féminin
Basé à Venise, le Palazzetto Bru Zane rayonne dans le monde entier grâce à son projet : ressusciter la musique du grand XIXe siècle (1780-1920), c’est-à-dire toutes les œuvres oubliées ou méconnues, les compositeurs et les compositrices que l'histoire n'a pas retenues pour des raisons souvent injustes (entre autres, le fait d'être une femme). La saison de concerts organisée au Palazzetto Bru Zane est notamment marquée en 2019/2020 par un Temps fort avec le Cycle : "La révélation des compositrices", à Venise.
Cyrille Dubois et Tristan Raës interpréteront des mélodies de Nadia et Lili Boulanger, Cécile Chaminade, Augusta Holmès, Charlotte Sohy, Mel Bonis, Marie Jaëll. Ces deux dernières mais également Louise Farrenc seront à l'honneur d'un concert violoncelle/piano par Luca Fiorentini et Jakub Tchorzewski, mais également du concert-récital "Le Songe de Cléopâtre" (programme piano à 4 mains interprété par Ismaël Margain et Guillaume Bellom, retransmis en direct sur Bru Zane Classical Radio).
Un trio d'interprètes féminines (le Trio Sōra avec Pauline Chenais, Clémence de Forceville et Angèle Legasa) interprétera un trio de compositrices (Cécile Chaminade, Clémence De Grandval & Charlotte Sohy). Le duo Anne Gastinel (violoncelle) et Claire Désert (piano) interprétera Rita Strohl & Mel Bonis. Le Palazzetto Bru Zane investit également la magnifique Scuola Grande San Giovanni Evangelista qui se dresse à deux pas, et qui résonnera pour un concert "autour du piano" avec Louise Farrenc et Mel Bonis.
Ces concerts permettent de comprendre ce qui a entraîné la faible renommée des compositrices : alors que la célébrité se conquiert sur les grandes scènes (notamment de théâtre et d’opéra), les compositrices ne peuvent faire jouer leurs œuvres que dans les salons, dans l'intimité du cercle familial. Elles laissent donc essentiellement un catalogue de mélodies, musique de chambre et pour piano (nombre des compositrices mises à l'honneur par le Palazzetto Bru Zane étaient virtuoses de cet instrument).
En leur hommage, la pianiste-interprète Marie Vermeulin dédie un récital aux "Femmes de légende", désignant -sous ce titre qui est aussi celui d’une œuvre de Mel Bonis- les compositrices mises à l'honneur sous ses doigts : Virginie Morel avec son Étude mélodique n° 1, la Sonate de Charlotte Sohy, les Esquisses romantiques de Marie Jaëll. Mel Bonis sera encore présente dans un programme qui lui sera entièrement dédié par I Giardini (quatuor avec violon, alto, violoncelle, piano).
« Ce cycle a été pensé de longue date, nous narre Étienne Jardin, et d'emblée centré sur la figure de Mel Bonis. Le Palazzetto Bru Zane l'avait jouée à Venise et mise en lumière dans différents cadres. Comme toujours avec cette institution, c’est toute une constellation d'événements et de publications qui se relient par un accompagnement scientifique. »
Discographie, au féminin
Ces concerts et spectacles (nos comptes-rendus) donnent lieu à des enregistrements (notamment à travers le label Bru Zane), mais cette discographie (à parcourir ici) est plus large encore, comprenant des récitals instrumentaux, mélodies, musiques de chambre ou orchestrale, opéras, et une grande collection de livres-disques (dont un qui dresse le Portrait de Marie Jaëll en "expression la plus aboutie de la musicienne du XIXe siècle"). Le livre-disque est l’occasion d'écouter la musique tout en lisant les textes et les présentations d'une vie, d'une œuvre.
Ce catalogue met d'ores et déjà à l'honneur les femmes : les héroïnes qui donnent leur nom à des opéras dans tous les genres (La Périchole d'Offenbach, Les P'tites Michu de Messager, La Reine de Chypre d'Halévy, Proserpine de Saint-Saëns, Olimpie de Spontini consacré à la fille d'Alexandre le Grand), de grandes compositrices historiques (mélodies de Lili & Nadia Boulanger), des interprètes majeures d'aujourd'hui (récitals chantés par Diana Damrau, Véronique Gens, Marie-Nicole Lemieux, Sandrine Piau, Jodie Devos, Elsa Dreisig, etc.).
Plusieurs soutiens discographiques du Palazzetto Bru Zane permettant d’entendre les œuvres composées par Mel Bonis figurent aussi au catalogue du Palazzetto Bru Zane : Trios avec piano par le Trio Chausson chez Mirare en 2012 ou par le Trio George Sand (Virginie Buscail, Nadine Pierre, Anne-Lise Gastaldi) paru chez Zig-Zag Territoires, puis chez Eloquentia en 2014, mais aussi Le Songe de Cléopâtre (par les pianistes Claudine Simon et Laurent Martin chez Ligia LIDI en 2012).
Ces disques sont le fruit de collaborations entre le Palazzetto Bru Zane et des labels : jusqu’à présent, il s’agissait d’extraits gravés avec d’autres programmes, d’autres compositrices ou compositeurs. Mais précisément, un label maison (Bru Zane) existant désormais, ce travail sur Mel Bonis a vocation à mener vers des publications discographiques dédiées à la compositrice.
Livres au féminin
Grâce au travail effectué sur les archives de Mel Bonis, Étienne Jardin a pu transmettre des documents essentiels aux interprètes ainsi qu’aux chercheurs, aboutissant à un ouvrage collectif qui paraîtra le 15 avril 2020 : Mel Bonis (1858-1937) - Parcours d'une compositrice de la Belle Époque, ainsi décrit :
“À la veille de la Première Guerre mondiale, le milieu musical français semble entrouvrir sa porte aux compositrices interdites jusqu'alors que ce soit dans les représentations ou les concours. Si cette parenthèse enchantée paraît se refermer avec les premiers coups de canon, la période aura néanmoins permis de faire émerger des figures de créatrices telles que Mélanie Domange, née Bonis (1858-1937). Pianiste autodidacte issue de la classe moyenne parisienne, cette femme a néanmoins fréquenté, au cours des années 1880, les classes d'écriture du Conservatoire. Elle y a notamment suivi l'enseignement de César Franck. Le diminutif de son prénom et son nom de jeune fille deviennent dès cette période la signature de ses partitions éditées, laissant ainsi planer un doute durant de nombreuses années sur le genre de leur auteur.
Ce livre collectif aborde Mel Bonis selon des approches et des angles très différents. Il s'agit à la fois de présenter de nouvelles sources permettant de mieux cerner son parcours, d'analyser les documents qui ont jusqu'alors servi à écrire sa biographie et de proposer un panorama très large de sa production (analysée par genres musicaux).”
L’ouvrage met ainsi à la fois à l'honneur la compositrice, les compositrices, mais aussi l'étendue du travail scientifique effectué, en amont, en aval et en parallèle des exécutions musicales par le Palazzetto Bru Zane. « C’est un ouvrage collectif, rappelle Étienne Jardin, qui a permis à des spécialistes de la période esthétique, de venir étudier le travail de Mel Bonis. C’est l’occasion de mener, via cette figure, une réflexion sur la redécouverte des compositrices ces dernières décennies. Le Palazzetto Bru Zane participe ainsi pleinement aux débats sur l’importance des femmes, les questions de genre dans l’histoire esthétique, les raisons des oublis et injustices, de répertoires et d’individus. La carrière de compositrice et son exposition sur les scènes est tributaire de sa vie familiale, de l’éducation de ses enfants, de la guerre.
Le nom même de Mel Bonis résonne déjà avec ces questions : ce pseudonyme qu’elle choisit sème le doute quant à son identité : les critiques de l’époque assistant à ses œuvres ne savaient d’abord pas s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme. À partir du moment où son genre est connu, les commentaires sont très orientés sur ce point (parfois pour s’étonner de la qualité du travail d’une femme !). Toutefois, en raison de sa formation auprès d’un grand homme de la composition et du conservatoire, une certaine retenue est de rigueur. »
Ce livre paraît en coédition entre Actes Sud et le Palazzetto Bru Zane. Il rejoint ainsi une bibliothèque déjà fournie de livres consacrés à des compositeurs (Méhul, Reynaldo Hahn, Saint-Saëns, Messager, mais aussi les Correspondances de Berlioz, Saint-Saëns, Offenbach, Dukas, Gounod et ses mémoires, les écrits de d'Indy, Hervé), au chef Lamoureux, à un environnement artistique (l'Église comme lieu de concert), aux archives de concert inédites, mais également une étude sur la forme du concerto pour piano français.
Le Palazzetto Bru Zane prend par ailleurs la parole et la plume (avec l’éditeur Acte Sud) en faveur des compositrices, mais aussi des écrivaines-auditrices avec Ce que dit la musique dans lequel Hermione Quinet rend compte de la vie musicale parisienne : "Impressions d’auditrices, savoirs artistiques, historiques et philosophiques, ainsi que souvenirs personnels se mêlent dans cet ouvrage pour rendre compte de l’effet des séances de la Société des concerts du Conservatoire et des représentations de l’Académie nationale de musique sur l’auteure."
Fond Mel Bonis
Le Palazzetto Bru Zane met à disposition du public l’ensemble de ses Ressources autour de la musique romantique française sous format numérique dans la Bru Zane Mediabase, où l’on trouve des informations, écrits et documents sur les artistes et les œuvres, dans des dossiers thématiques. Les données servant à élaborer les programmes de concerts et d'enregistrements viennent nourrir la médiabase (colloques et articles notamment).
Enfin, des fonds documentaires et d’archives publiques ou privées en lien avec le répertoire sont catalogués, numérisés et consultables : sont déjà mis en ligne les fonds Bornemann, La Tombelle, Marsick, Villa Médicis, Durosoir et Baillot. Le tout nouveau fond qui les rejoindra est précisément le Fonds Bonis et il s’annonce tout aussi riche.
Suivez ce lien pour parcourir le Fonds Mel Bonis (et tous les autres)
Mel Bonis a déjà sa page dédiée sur le site bruzanemediabase.com avec une notice biographique et 14 œuvres présentées. Un livre biographique existait déjà sur Mel Bonis, mais ce nouveau projet va permettre d'apporter un travail documentaire de fond, en dépouillant énormément d'articles de presse, en exhumant les archives du conservatoire de Paris pour suivre son parcours, retracer sa carrière et son catalogue. Lui rendre sa voix.
« Dans le cas de Mel Bonis, nous précise Étienne Jardin, les archives ne sont pas déposées dans des fonds publics mais conservés par une association, créée par une descendante de la compositrice, Christine Geliot. »
Ces archives avaient déjà servi à éditer des partitions et des extraits de la correspondance dans d’autres ouvrages, mais leur numérisation par le Palazzetto Bru Zane les rendra disponible au grand public, tout début mars, sur la Médiabase de l’institution.
Elles contiennent beaucoup de correspondance, une importante collection de photographies, des catalogues d’opus (faits par la compositrice et ses enfants) « qui sont très importants pour dresser le corpus des œuvres car certaines ont disparu, d'autres ont changé de nom au fil de leurs révisions, poursuit M. Jardin », un cahier de composition tenu lors de ses études avec Charles Kœchlin : « un peu sur le tard : une fois ses enfants devenus grands, Mel Bonis a pu se consacrer de nouveau à la composition et même délaisser les petites pièces de salon. Elle a donc suivi l'enseignement de la référence à l'époque et dont nous pouvons suivre ainsi l'enseignement : Charles Kœchlin ». Parmi ces documents très variés figurent même des cahiers de poèmes tenus par son amant, des rééditions par ses enfants de ses souvenirs et réflexions, son testament.
Le fonds sera ainsi institué et il a vocation à s’élargir encore, notamment grâce à l'ajout de partitions (éditées par l'Association Mel Bonis) permettant d'avoir accès au catalogue de cette compositrice qui a signé plus de 300 œuvres. Promouvoir ces contenus fait partie du travail d'intérêt public que continue à mener, depuis 10 ans et pour l'avenir, le Palazzetto Bru Zane.