Piquante et charismatique Agrippina de Joyce DiDonato en direct du Met
La mise en scène de David McVicar créée en 2000 affiche également une longévité rare pour un spectacle d’opéra mais sa résistance au temps n’étonne guère à la vue de son efficacité scénique et théâtrale. Revue, détaillée et remise au goût du jour, la production, très graphique sur le plan visuel met en lumière les manigances de tous les personnages de façon limpide, à la façon d’un soap opera dans lequel Agrippina serait la vedette et le point de rattachement entre tous les protagonistes (le look du rôle-titre est d’ailleurs ouvertement inspiré de Karen Walker, célèbre personnage de sitcom américain). Mis en mouvement tout au long de la représentation, les éléments de décor sont peu nombreux (tombeaux, murs) mais sont toujours utilisés avec justesse et parcimonie, sans encombrer la scène en tant qu’unique décoration et opérant des changements de tableaux fluides et inventifs. Seul symbole fort et récurrent, cet immense escalier jaune sur lequel est installé un trône qui rejoint la scène à plusieurs reprises dès lors qu’il est question du pouvoir et de sa convoitise. Dans la deuxième partie, c’est un bar en angle, à la façon d’un tableau d’Edward Hopper qui habite la scène, avec un barista jongleur derrière le comptoir et, pour l’occasion, le pianiste de jazz qui aurait pu prendre place dans un tel décor est ici le claveciniste Bradley Brookshire qui gratifie le public d’une cadence virtuose particulièrement « Rock‘n roll », exemple parmi d’autres de l’alchimie opérée par la mise en scène entre musique et théâtre. C’est également et surtout grâce à la direction d’acteurs que le spectacle fait mouche. Chaque personnage, caractérisé par une attitude, une mimique ou un jeu de regard apporte une couleur comique à l’ensemble du tableau, la mise en scène mettant en exergue la dimension humoristique de l’opéra. Chaque aria devient un moment de jeu et parfois de danse, suivant le rythme du génie mélodique de Haendel que chacun s’approprie avec jubilation.
Dirigeant du clavecin et des deux mains l’orchestre du Met augmenté pour la soirée par théorbes, luths et flûte baroque (les seuls instruments anciens dans la fosse), Harry Bicket connaît bien l’ampleur de la salle du Met pour y avoir déjà dirigé Rodelinda du même Haendel en 2004. Il parvient à faire s’épanouir de riches sonorités au sein de l’orchestre et adopte une direction vive et raffinée toujours à l’écoute du texte et de l’action.
Chaque interprète de la distribution vocale s’implique avec énergie dans l’incarnation de son personnage et dessine à sa façon la trame de l’œuvre. Christian Zaremba hérite du rôle le plus secondaire de Lesbo, conseiller de Claudio mais il assure ses interventions avec ferveur, et la voix, bien placée et sonore, ne souffre d’aucune faiblesse. Les deux amoureux d’Agrippina dont elle se joue tour-à-tour, Pallante et Narciso, sont respectivement interprétés par la basse Duncan Rock et le contre-ténor Nicholas Tamagna. Le premier en militaire avide d’amour déploie une voix plus à l’aise dans l’aigu que dans le grave au timbre cuivré, le deuxième en intellectuel maladroit utilise toute l’étendue de sa riche tessiture avec souplesse. Tous deux font preuve d’un potentiel comique particulièrement remarqué.
Les habits de l’empereur Claudio sont ceux de Matthew Rose, qui les quittera en partie dans une cocasse scène de strip-tease. Son élégante et solide voix de basse assure sa prestance tout au long de l’œuvre mais il sait la nuancer dans des arias plus tendres (« Vieni, o cara »). Le contre-ténor Iestyn Davies évolue sous les traits d’Ottone, seul honnête personnage du lot auquel il prête une voix sensible, parfois discrète mais néanmoins très expressive, notamment dans son lamento qui clôture le premier acte « Voi che udite il mio lamento » chanté avec candeur et sincérité.
Seul rôle masculin de la distribution incarné par une femme, Nero est ici la mezzo Kate Lindsey, méconnaissable sous les traits d’un ado tatoué, drogué et obsédé sexuel qu’elle s’approprie avec énergie, allant même jusqu’à chanter « Quando invita la donna l'amante » entre deux pompes et étirements. Sa performance à la fois théâtrale et vocale impressionne de bout en bout, en particulier dans l’aria « Come nube che fugge dal vento » où, pour tenter d’oublier Poppea, son personnage s’enfile quelques rails de cocaïne tout en vocalisant allègrement. La voix est endurante, associée à un timbre coloré présent dans le grave autant que dans l’aigu.
Pour ses débuts au Met, Brenda Rae se voit confier le rôle de Poppea qui ne compte pas moins de neuf arias dont elle ne fait qu’une bouchée. Confiante et agile dans l’aigu, la soprano n’hésite pas à ornementer ses interventions à l’aide du plus haut de sa tessiture, sans que les graves ne soient relégués au second plan. Théâtralement sa prestation est, à l’instar de tous ses partenaires, très aboutie dans la séduction comme dans l’humour.
Enfin, Joyce DiDonato s’empare du rôle d’Agrippina avec le charisme qui la caractérise, composant un personnage de femme mordante et malicieuse, prête à tout pour voir son fils monter sur le trône. Pleinement investie, dans chaque récitatif, abordé avec la même fougue, jusqu’au déploiement d’un souffle inextinguible dans « Pensieri voi me tormentate », elle est vocalement et scéniquement démonstrative dans chacune de ses apparitions. Son vibrato rapide lui permet des ornementations fines et vives qui contrastent avec le timbre profond de sa voix.
C’est un triomphe qui accueille la distribution aux saluts, en écho aux applaudissements qui ponctuent chaque aria au fil de la soirée.