Les Huguenots à Genève : Meyerbeer fait son cinéma
Les Huguenots (plus représentés in loco depuis 1927) reviennent au Grand Théâtre de Genève, mis en scène par Jossi Wieler et Sergio Morabito, qui installent l’intrigue dans un studio de cinéma où se tourne La Reine Margot, film produit par une certaine "M. de V.", la Marguerite de Valois de l’opéra (et du même coup, dans une mise en abîme à deux niveaux, le rôle-titre du film en cours de fabrication). Le studio est habité par les fantômes du passé, ces huguenots assassinés qui se rappellent à la mémoire des cinéastes. Ils hantent les lieux et les esprits au point que la fiction et la réalité finissent pas se mélanger : rien n’indique que le massacre de l’acte V soit une reconstitution plutôt qu'un carnage prenant place dans les studios (la mise en scène retrouvant d’ailleurs là une forme tout à fait classique). De fait, ce concept de mise en scène peine à trouver sens sur la durée, la puissance dramatique finale ne pouvant s’exprimer si les victimes de la Saint-Barthélemy n’étaient que des comédiens. Le message de ce parti-pris, non filé de bout en bout, n’apparaît donc pas clairement, à l’image du ballet épileptique, sans intérêt esthétique ni dramatique.
Les costumes d’Anna Viebrock sont autant de références cinématographiques, qui, au-delà de l’amusant test de connaissances qu’ils imposent, troublent parfois la caractérisation des personnages. Ainsi, Raoul de Nangis apparaît-il ici échevelé, mal fagoté et mal à l’aise. Son interprète, John Osborn, peint parfaitement sa naïveté, affichant un sourire idiot et tenant constamment le pan de sa trop grande veste de costume. Heureusement, la dignité, la noblesse et la bravoure du personnage (meneur d’homme et amant pour lequel Valentine sacrifie sa vie) passe par la voix du chanteur, qui semble se rire de la difficulté et de la longueur du rôle. Le timbre aux reflets sombres et au vibrato intense enchaîne les aigus fruités en voix de poitrine (seul l’un d’eux, dans le duo de l’acte II, perd sa maîtrise). Certes, quelques légers défauts de justesse apparaissent lorsqu’il ne dispose pas du soutien de l’orchestre, mais il se montre constamment nuancé et expressif.
Hélas, le non-travestissement d’Urbain (page chanté par une mezzo) n’est à aucun moment exploité dans la dramaturgie, bien que lui soit sacrifié le comique du personnage à l’acte II. Là encore, il revient donc à Lea Desandre de rendre le personnage musicalement intéressant. Elle y parvient par sa voix flûtée, vive et légère, qui manque toutefois de volume, et par son phrasé frétillant. Son timbre satiné au vibrato gazouillant se prolonge par un souffle fourni dans des tenues de notes extatiques. Point de comédie non plus attachée au fidèle Marcel, chanté par Michele Pertusi, au phrasé frondeur et au souffle inépuisable. Son timbre mat et caverneux s’épuise sur les graves extrêmes de la partition.
Ana Durlovski est une Marguerite aux pétales de voix pulpeux. Son vibrato dense et serré se prolonge en trilles délicats, témoignant de son agilité dans des vocalises auxquelles elle parvient à donner du sens. Ses aigus sont limpides et aiguisés mais ses graves manquent de couleur. Si la diction du français est de bonne facture dans les parties chantée (à l’image de l’ensemble du plateau vocal, pourtant très international), son propos dans les récitatifs est bien moins compréhensible. Rachel Willis-Sorensen est une Valentine élégante de port comme de voix, intense dramatiquement. Son timbre ombragé et fiévreux, dégageant un supplément d’âme musicale sur un large ambitus, est émis avec souplesse et largesse dans un souffle immense et une articulation soignée.
Alexandre Duhamel, fringant Nevers, affiche un phrasé incisif aux attaques précises. Son médium est épanoui et large, notamment lors de la prise de conscience de son personnage à l’acte IV (il refuse de participer au massacre), au cours duquel son engagement impressionne. Laurent Alvaro est un Saint-Bris sombre et goguenard, intense théâtralement, au legato bien conduit dans des graves brillants. Les aigus sont en revanche défaillants.
Parmi la galerie de personnages secondaires, Anicio Zorzi Giustiniani (Tavannes) projette un ténor claironnant bien que parfois trop fin. A l’inverse, Florian Cafiero (Cossé) dispose d’un ténor plus doux et ombragé, mais plus projeté et aussi tranchant. Tomislav Lavoie (Retz) offre une basse large, mordante et profonde. Vincenzo Neri (Méru) peine à sortir des ensembles pour projeter son baryton au timbre charmant. Donald Thomson (Thoré) est un baryton-basse à la voix d’abord étouffée, puis gagnant en clarté, notamment dans des graves profonds. Rémi Garin (Bois-rosé), ténor de caractère tonitruant, perd parfois sa justesse dans un vibrato lâche. Harry Draganov (l’Archer) dispose d’une voix large et martiale. Enfin,Iulia Elena Preda et Céline Kot, en filles catholiques et bohémiennes, offrent un soprano sucré mais puissant pour l’une, et des graves poitrinés peu assis pour l’autre.
Marc Minkowski dirige l’Orchestre de la Suisse Romande d’une battue plus expressive que précise. Il n’en obtient pas moins une grande cohésion d’ensemble, tant dans l’équilibre que dans la justesse rythmique. Les phrasés sont amples et puissants. Les solistes qui sortent de l’ensemble pour s’intégrer à la mise en scène offrent de beaux moments musicaux. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève maintient au fil de la représentation une grande exigence rythmique, malgré la complexité des ensembles et le défi que les tempi choisis lui imposent. Les chanteurs sont impliqués scéniquement, notamment dans les mouvements chorégraphiés, malheureusement pas toujours utilisés à bon escient (leurs mouvements dansants faisant suite à la bénédiction des poignards est par exemple en totale contradiction avec la musique).
L’équipe musicale est accueillie par un tonnerre d’applaudissement tandis qu’une réaction polie (sans sifflet) vient saluer l’équipe créative. Ces Huguenots, pièce maîtresse du grand opéra à la française, prouve une fois de plus la pertinence de son retour au répertoire.
[Mise à jour du 28/02/2020] Au surlendemain de cette première représentation, le conseil fédéral de Suisse a annoncé que toutes les manifestations doivent se limiter à 1000 personnes jusqu’au 15 mars au moins pour cause de l’épidémie du coronavirus. Le Grand Théâtre de Genève, comme celui de Zurich maintiennent leurs représentations en limitant ainsi leur jauge.
Les autorités rappellent également de surveiller les symptômes respiratoires ou de fièvre en particulier pour celles et ceux ayant séjourné récemment dans une région touchée : Chine, Corée du Sud, Singapour, Iran, Italie (Lombardie, Vénétie, Piémont) ou mises en contact étroit avec une personne présentant une maladie COVID-19 confirmée.
À Genève, des affiches sont postées dans l’enceinte du théâtre rappelant les bons réflexes en termes de règles d’hygiène et de comportement pour éviter le risque de transmission. Le public a accès à des sanitaires pour un lavage des mains et du savon et/ou de lotions hydroalcoolisées sont mis à disposition. Il est demandé au public réduit qui assiste au spectacle en salle de laisser de l’espace entre chacune et chacun (un fauteuil libre de part et d’autre de sa place d’assise) et ainsi organiser l’espace pour limiter la concentration excessive de personnes dans des milieux fermés et optimiser la circulation de l’air.