Tosca à Rouen, par-delà le réalisme
À l'heure des synergies
régionales, la Tosca présentée par l'Opéra de Rouen réunit
les forces normandes. Réglé par David Bobée, directeur du CDN
Normandie-Rouen depuis 2013, le spectacle est le premier projet à
bénéficier du soutien de la Plateforme Normandie Lyrique et
Symphonique, portée conjointement par la région et l’État, qui
rassemble les théâtres lyriques de Rouen et Caen et l'Orchestre
Régional de Normandie. Si le drame de Puccini, adaptant une pièce de Victorien Sardou, privilégie un certain premier degré réaliste,
aux accents proches du vérisme, le metteur en scène français ne se
contraint pas à la reconstitution des guerres napoléoniennes qui
agite la Rome du début du dix-neuvième siècle du livret.
Conçue avec Aurélie Lemaignen, la scénographie épurée, rehaussée par les lumières de Stéphane Babi-Aubert, inscrit l'intrigue dans les arcades d'un temple antique mué en église que l'on jurerait sécularisée. Le bureau du Palais Farnèse est un module de marbre blanc qui s'avance du fond du plateau avant de retrouver le lieu cultuel en ruine au dernier acte, en une évocation sans doute parente de la fin de la Seconde Guerre Mondiale et du film de Rosselini, Rome ville ouverte et Allemagne année zéro (a fortiori avec le jeune berger de Puccini ici habilement transposé en enfant errant parmi les ruines).
Exemple
final du travail vidéographique de Wojtek Doroszuk, une icône
cinématographique en noir et blanc s'évanouit dans l'abîme en même
temps que Tosca. Les costumes dessinés par Sabine Siegwalt donnent
aux sbires de Scarpia, tout en cuir noir, redingote et bottes, une
allure totalitariste, tandis que le chœur d'enfants du premier acte
devient une foule adulte à la solde du tyran, certes assumée avec
une belle clarté de ligne par les effectifs d'accentus, préparés
par Christophe Grapperon. Les quelques libertés avec la littéralité du texte concernent également les tableaux de Cavaradossi, des toiles
de visages féminins noirs où le bleu des yeux de l'Attavanti se
résume à une coulée azur sur des tableaux ressemblant à des
négatifs photographiques, qui finiront en autodafé sous la férule
de Scarpia, ou encore une direction d'acteurs qui jette l'héroïne
sous les lèvres de son bourreau avant de le tuer, ou la fait saisir
par les forces de l'ordre avant qu'elle ne s'échappe. Subordonnée
aux luttes morales de notre époque, la crédibilité du texte et du
drame est parfois quelque peu sacrifiée.
Dans le rôle-titre, Latonia Moore affirme un engagement saisissant. Le corps charnu de la voix, aux ressources expressives évidentes, ne rend pas nécessaires les effets de poitrine auxquels la soprano américaine recourt pour scander et dramatiser sa confrontation avec Scarpia. L'émission se révèle énergique, et l'aigu ne manque ni d'éclat, ni de couleur.
En Cavaradossi, Andrea Carè séduit au premier acte, avec une vaillance pondérée par le sentiment, qui favorise un chant attentif aux affects, sans verser dans l'exhibition. La méforme du ténor italien s'entend néanmoins rapidement, et, si l'intégrité de la musique n'est pas altérée, la fatigue perceptible limite le souffle du lyrisme à de louables intentions.
Scarpia qui a troqué
l'animalité sanguinaire pour une cruauté plus lisse, et conforme
aux préventions contemporaines, Kostas Smoriginas dévoile une
constance dans la ligne et la puissance qui présente l'avantage
d'épargner les effets vulgaires dans lesquels baignent nombre
d'incarnations de ce sordide personnage.
L'Angelotti de
Jean-Fernand Setti équilibre la vulnérabilité et la solidité
vocale, même si le timbre semble quelque peu monochrome. Camille Tresmontant ne démérite aucunement en Spoletta à la diction
lisible, quand Sciarrone revient à un Antoine Foulon robuste, qui ne
dépare pas avec l'emploi. Autre baryton-basse, Laurent Kubla
contraste par un jeu plus proche du théâtre, sans négliger un
matériau consistant, et sait tirer parti du potentiel des répliques
du sacristain. L'intervention du geôlier à Saint-Ange est dévolue
à Vincent Eveno, et le babil du berger, confié, selon les
représentations, à Armand Brunet et Martin Guyot Fima, vaut d'abord
pour l’atmosphère. Enfin, dans la fosse, Elvind Gullberg-Jensen
fait respirer les textures et les intonations variées d'une
partition qui ne se réduit pas à l'écrasement dramatique :
l'une des plus grandes satisfactions d'un spectacle qui aurait gagné
en efficacité cinématographique sans deux entractes passablement
longs au regard des mineurs changements de plateau. Le Théâtre des
Arts et le public normand rendent justice à la musique de Puccini.