Street Scene, Broadway se ré-Weill à Monte-Carlo
Immigré aux États-Unis depuis 1935, le compositeur allemand Kurt Weill accomplit avec ces Scènes de rues, créées à Broadway en 1947, son rêve d’opéra américain, un musical supérieur, « qui intégrerait le drame et la musique, la parole parlée, le chant et le mouvement », une « comédie musicale dramatique », voire tragique, à la matière sociale et lyrique aussi dense que plurielle. Mêlant la parole aux songs, entre opéra européen et musical, l’écriture intègre un melting-pot structuré en numéros, arias post-romantiques, blues, jazz et revue de cabaret. L’éclectisme y est le reflet d’une société multiculturelle et multigenre, peu soucieuse de séparer les registres savants et stylisés, populaires et réalistes. Cette fresque de la modernité est respectée par le metteur en scène John Fulljames, galerie de portraits cinématographique, Fenêtre sur cour East Side estivale (de l'aube à l'aurore des lumières signées James Farncombe), insalubre et cosmopolite. La brique rouge est remplacée par une tuyauterie d’échafaudage qui renvoie à la dureté des conditions de vie dans cet Opéra des Gueux moderne. Un statisme brut qui contraste et s’anime par les chorégraphies d'une ruche d'ouvriers.
Dans ce jeu tragi-comique de sept familles (Maurrant, Jones, Olsen, Kaplan, Fiorentino, Hildebrand, Davis), deux drames -sur fond d’amour impossible, d’adultère et de violence- sont supportés par deux couples : la jeune Rose Maurrant et son voisin Sam Kaplan, ainsi que les parents de Rose. La Rose Maurrant de Mary Bevan propose un portrait faisant naître naturellement le chant de la parole. La voix est ductile, attachante, jouant de la couleur de ses registres, habilement hétérogènes, comme de foyers d’émotion. Les pianissimi dans l’aigu et l'expression soignée composent un personnage plus émouvant que séduisant. Son Sam Kaplan, a le timbre opératique de Joel Prieto, ténor à la voix cinglante et sombre, mais capable de lancer des aigus stylisés. Tout en finesse (silhouette et lunettes), il est le seul mâle pensant de toute la population.
Dans la famille Maurrant, la mère Anna a une bonté archétype, jusqu'à être assassinée par son mari. Le rôle est éprouvant, demande et obtient de Patricia Racette force, endurance, et implication. L’aigu cependant, dans la plainte comme dans le rêve, décroche vers une certaine dureté de métal, due à un vibrato un peu serré, qu’elle sait cependant intégrer à sa ligne vocale dramatique, portée par un art du crescendo émotionnel. Son assassin d’époux, Frank, est incarné par Paulo Szot, au baryton puissant, tonitruant, de mâle cette fois dominant, patron finalement pitoyable d’une scène -de ménage- aux proportions tragiques. Vocalement comme scéniquement, il offre conservatisme, racisme, machisme, comme autant d’oripeaux dont son timbre le plus profond montre la vanité.
L’immense foule de personnages (représentant le peuple), fait graviter pas moins d’une trentaine d'intervenants en polyphonies, discussions, interjections, tous azimuts. Dans la famille Hildebrand, on appelle Jennie, Martha Fontanals-Simmons, jeune au mezzo de miel, dans celle de Jones, l’Emma de Lucy Schaufer, en meneuse de rue. Harry Easter (patron abusif, rival de Sam) est doucereux, collant et dansant à souhait grâce à Richard Burkhard. La basse caverneuse de Scott Wilde en Carl Olsen, laboure de son coffre les fondations du plateau. Le Lippo Fiorentino de Pierre-Emmanuel Roubet, en canotier, se montre habile acteur. Le couple de chanteurs-danseurs Dick McGann (Alan Burkitt) et Mae Jones (Emma Kate Nelson), performent un numéro de splendides automates. Cette dernière, avec Laurel Dougall, se transforme encore dans le duo des nurses du deuxième acte, qui semble tout droit sorti d’une planche de comics.
Chez
les enfants, délurés
dans leurs imitations au deuxième acte (de prostituée et de poivrot), se
distingue Willie Maurant, Joseph Sonne à la présence sonore et physique
attachante (chœur
d’enfants de l’Académie Rainier III,
International School of
Monaco). Le chœur de
l’Opéra de Monte-Carlo, préparé par Stefano Visconti, joue son
rôle de commentateur à l’antique du drame, par une exacerbation
sonore libératoire et cathartique saisissante.
La direction musicale du jeune chef anglais, Lee Reynolds, assistant et remplaçant annoncé de Lawrence Foster, tout en élégance enjouée et percutante, donne de sa personnalité, sinon de sa personne, en fosse. Il parvient, progressivement, à enlever la patine classico-romantique de la phalange monégasque, aux impeccables soli de cuivres, aux cordes envoûteuses. Elle se montre, habitude de répertoire oblige, plus à l’aise dans la couleur dramatique que dans le crépitement sensuel de la danse (le jitterbug de Mae et Dick). Les silences pesants que le chef imprime à la dynamique du drame nourrissent progressivement le contraste, entre le comique explosif de l’hymne à l’Ice Cream et le tragique concentré de l’hymne à l’amour (et à la mort).
« Trouver la poésie inhérente à ces gens et mélanger ma musique avec le dur réalisme de la pièce m’a semblé un grand défi » écrivait Weill. Ce défi, à entendre les applaudissements d’emblée rythmés du public, est relevé en ce soir de première.