Ecoutez bien, les Listeners sont à l'Opéra de Philadelphie
The Listeners est une plongée dans l’Amérique des suburbs, banlieues où tout (ici) se ressemble et où les rêves ont été éteints par la vie quotidienne, les courses, le ménage, les enfants... Quand Claire Devon entend un « hum » bourdonnant dans ses oreilles, c’est peut-être l’occasion inespérée pour cette enseignante de devenir le leader qu’elle a toujours rêvé d’être.
Le livret de Royce Vavrek et la musique de Missy Mazzoli (qui ont également signé ensemble Song from the Uproar, Breaking the Waves et Proving Up, et dont est attendu le futur Lincoln in the Bardo) est sans complexe : l’opéra témoigne à la fois de la réalité nue du quotidien américain – vulgaire à souhait – et des aspirations plus ou moins spirituelles d’un gourou (Howard Bard) sans scrupule, prêt à profiter d’un problème d’audition généralisé (une antenne à basse fréquence ? le gouvernement américain ? nul ne le saura jamais) pour assouvir ses envies de pouvoir.
La mise en scène de Lileana Blain-Cruz mêle des décors (d'Adam Rigg) hyperréalistes bien pensés (le lotissement, l’antenne) et des séquences sur le proscenium donnant accès à l’histoire personnelle (mais finalement si universelle) de chacun des adeptes, ainsi que leur relation au « hum ».
Si chacun a sa part dans cette histoire, la protagoniste est donc Claire Devon. Le personnage, comme son interprète Nicole Heaston, est la véritable leader de cet opéra. Elle donne son amplitude vocale au jeu du personnage, qui passe des cris aux larmes, et notamment dans les suraigus. Elle parvient ainsi à jouer sur la précision et le détaché de ses interventions avec une grande clarté, mais aussi toujours une chaleur dans le timbre. Son interprétation physique allie la force et la fragilité.
Si la partition donne à sa fille Ashley, interprétée par Lindsey Reynolds, un rôle assez discret, la chanteuse se fait presque toujours remarquer par sa puissance immédiate et le velouté de son timbre. Le père, Paul, est interprété par Troy Cook avec un son engorgé qui manque de puissance, et insiste trop sur le parlé (quoique ses moments plus chantés fassent montre d'une certaine délicatesse).
Les adeptes ont différents statuts et places dans l'œuvre. Thom, interprété par Joseph Lim, assume l’ouverture avec une intonation un peu incertaine, mais il devient marquant au cours de l’opéra avec des résonnances caverneuses et un vibrato large. Diana Newman propose en Danica un vibrato large et un chant proche de la vocalise, manquant souvent de puissance.
Dillon, interprété par John Moore, est aussi l’une des fortes têtes du groupe, parvenant même à s’enfuir de la secte pour lancer l'alerte. Fidèle à son personnage, il est souvent très dynamique dans ses prises de son, et son agitation se poursuit aussi dans ses choix de timbre, en associant des résonances de tête à des basses plus profondes (comme pour souligner la dualité du personnage).
Vince, le gentil hippy, est interprété par Daniel Taylor d'une voix très mélodieuse, tout en velouté et en douceur, avec une certaine clarté, qui tranche par rapport aux autres personnages. Hortense fait aussi partie des personnages attendrissants de l’opéra, Lucy Schaufer lui confie sa présence vocale tout en délicatesse, et des aigus chaleureux qui contrastent avec une partie medium plus parlée.
Le personnage d’Emily révèle quelques éléments traumatiques dans ses propos, mais avec la musicalité de Taylor-Alexis Dupont. Jessica Beebe se fait remarquer en Sina par des aigus très fins. L’une des dernières interventions dans la secte est celle de Bram, Zachary Altman tout en sonorités graves.
Le monde de la secte est surtout représenté par Angela Rose, interprétée par Rehanna Thelwell, telle une Claire bis. Angela se révèle peu à peu, dans l’histoire comme sur scène : les alternances de parlé-chanté et de suraigus se conjuguent en une vocalité éloquente, d'une intensité qui en fait presque une héroïne tragique.
Kevin Burdette tient avec une présence intense le rôle du méchant gourou Howard Bard. Malheureusement, le chanteur passe très vite au parlé, sans jamais véritablement timbrer ses interventions, avec des flottements dans l'intonation et manquant de puissance (esquissant certains graves).
Le chouchou de Claire, le jeune Kyle Harris, interprété par Aaron Crouch, manque un peu de maturité vocale car de puissance, même si son timbre sait jouer d'homogénéité.
Le monde de l’école est représenté par Mrs. Moreno, la responsable de Claire. La chanteuse Alissa Anderson surprend par des résonnances presque rocailleuses, et une absence totale de vibrato, sans que sa voix ne perde jamais en rondeur. Les amies d’école d’Ashley, Lee Ann et Jess interprétées par Lauren Cook et Amanda Sheriff mettent une certaine intensité dans une prestation davantage parlée que chantée. De même, Matteo Adams et Michael Miller font une paire d'interventions comme élèves dans la classe, manquant malheureusement de puissance vocale mais présents tels des danseurs sur scène.
C’est enfin la journaliste Theresa Alvarez, interprétée par Guadalupe Paz, qui rend le sourire avec un jeu scénique extravagant (et tout à fait dans les canons de la télévision américaine). Le spectateur a tout de même aussi le temps de noter la rondeur de cette puissance qui en fait un peu plus qu’une caricature.
L’ensemble des chanteurs forme un chœur où les voix sont identifiables et claires, avec une forte identité, et des moments musicaux de contrechants.
Personnage non vocal mais pourtant bien présent, le "coyote" de la danseuse Sydney Donovan donne une certaine vie scénique aux obsessions de Claire, devenant un double amical et une présence onirique, revenant de scène en scène dans la chorégraphie de Raja Feather Kelly, avec un pas gracieux qui se retrouve jusque dans les saluts.
Le chef Corrado Rovaris dirige tout l’ensemble avec une grande précision, et laisse aussi à chaque soliste la place de s’exprimer, en des séquences musicales (notamment les solos de violon), tous remarquables.
Le public s’enthousiasme pour cet opéra joyeux bien que sérieux, qui mêle scènes impudiques et moments plus intenses. « Ça nous change » disent certains. L’opéra, « art total » que défend aussi son nouveau directeur à Philadelphie, est toujours prêt à vivre dans le monde d’aujourd’hui.