Point de malédiction pour Don Quichotte à Saint-Etienne
L’Opéra de Saint-Etienne célèbre Jules Massenet, l’enfant du pays, en remettant sur le devant de la scène l’un de ses ultimes ouvrages, Don Quichotte. La musique navigue entre les registres comiques et dramatiques, laissant émerger quelques îlots folkloriques. Les puissantes vagues orchestrales serrent régulièrement le cœur de l’auditeur, tout comme la poésie du livret d’Henri Cain. Les trois personnages principaux sont attachants malgré leurs contradictions, de par leur noblesse d'âme.
Louis Désiré et son équipe artistique proposent une scénographie dépouillée. Un sol argileux est marqué des « traces ineffaçables » des chemins empruntés au hasard de la vie (selon la courte note d'intention). Côté Jardin se trouve une estrade sur laquelle se haussent les aristocrates entourant Dulcinée. Au centre s'ouvre le miroir brisé des espoirs du chevalier. Côté Cour trône un lit pouilleux, sur lequel Don Quichotte, prêt à mourir d’amour, nu pieds et en chemise de nuit, voyage à travers rêves et souvenirs. Le lit se fait dès lors carrosse, refuge, prison… avant d’être investi par Dulcinée pour ses fêtes élégiaques. La mise en scène insiste sur la figure christique déjà présente dans le livret (Don Quichotte convertit et bénit les brigands et il est comparé à Jésus par Sancho) par son dépouillement et un lavement de pieds précédant le sacrifice de sa vie, par amour. Les quatre figurants aux visages terreux semblent sortir de l’esprit malade du héros, soufflant sur sa vie jusqu’à en éteindre la flamme.
Le plateau apuré est animé à la fois par les lumières de Patrick Méeüs et par les couleurs de l’Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire placé sous la direction attentive de Jacques Lacombe. Les phrases sont élancées et nuancées, sensées et cadencées. La bataille contre les moulins, le rejet de Dulcinée et la mort du héros sont notamment présentés dans toute leur force expressive. Le Chœur lyrique Saint-Etienne Loire se montre homogène, malgré quelques décalages à la fin de l’ouvrage.
Vincent Le Texier incarne l’imposant rôle-titre au prix d’une grande performance théâtrale. Le travail sur les sonorités, jusqu’à sa manière de claquer les consonnes pour insister sur l’égarement du personnage, est d’une grande précision. Plusieurs erreurs ou oublis de texte semblent aller de pair avec la charmante maladresse du personnage. Si les graves lui restent dans la gorge sur ses premières interventions, c’est finalement sur un registre bas fier, lumineux et puissant qu’il s’appuie ensuite, tirant également des médiums resplendissants. Marc Barrard propose un Sancho bonhomme et émouvant, alliant gravité et fantaisie, d’un timbre charbonneux aux aigus patinés, très projeté avec un léger vibrato qui s’étend dans les forte.
Lucie Roche appuie sa Dulcinée (vêtue d’un drap, comme sortie du rêve de Don Quichotte) sur un médium chaud et doré, envoûtant et enjôlant. Les fioritures languissantes de son chant sont dessinées avec intention, composant une femme à hommes tiraillée entre sa condition vile et désabusée (elle se déguise alors en Marilyn Monroe), et la noblesse de son idéal. Seuls les hauts-médiums laissent tinter un léger métal lorsqu’ils sont appuyés.
Les timbres des quatre incorrigibles amants se marient et maintiennent une fidèle homogénéité rythmique. Frédéric Cornille campe un Juan moqueur, Chevalier à la haute stature mais à la basse attitude, au timbre séducteur et à la diction idoine (se détacher sur ce critère au sein d’une distribution si compréhensible relevant d’ailleurs de l’exploit). Camille Tresmontant pique Rodriguez d’une voix claire et pigmentée aux graves assourdis. Le duo travesti formé de Pedro et Garcias est chanté par Julie Mossay (à l’aigu filé) et Violette Polchi (aux médiums capiteux).
Don Quichotte rend son dernier souffle. Le cri de Sancho (« Mon maître adoré ! ») se perd dans l’émotion de son interprète. Le public, mutique jusque-là, laisse éclater son enthousiasme. Vincent Le Texier et Marc Barrard semblent remués, anéantis sous le poids conjugué de l’émotion et de l’épuisement.