Le Forgeron de Gand, foisonnante fable satirique à l'Opéra des Flandres
La redécouverte de Schreker a remis en valeur une figure du post-romantisme germanique parfois surnommé le Freud de l'opéra, tant les arguments paraboliques de ses ouvrages et sa musique explorent les entrelacs de la psyché. Par son ton de satire morale extravertie, son dernier opus lyrique, Le Forgeron de Gand (Der Schmied von Gent), tombé dans l'oubli rapidement après sa création dans les troubles circonstances des débuts du nazisme, se distingue de la sensibilité tourmentée de ses précédents opus. Adapté d'un conte de Charles de Coster, Smetse Smee, le livret décrit les péripéties de Smee, un forgeron gantois pendant la révolte contre la domination espagnole au XVIe siècle, qui scelle un pacte avec le diable pour retrouver la prospérité perdue après la dénonciation d'un rival, Slimbroek. À l'heure de rendre des comptes à l'Enfer, il réussit à suborner et piéger ses émissaires. Mais les puissances de l'au-delà se montreront rancunières à l'heure du trépas.
Dessiné par Manuela Illera, le décor rotatif très chamarré, à l'esthétique proche de la bande dessinée, résume une carte postale de Gand assaisonnée de fantaisie et de symboles : d'un côté, les quais de la Lys, où le héros a son office ; de l'autre, le château des comtes de Flandre sur lequel est assis un immense Moloch, double mythologique de l'artisan du métal qui étrangle un nourrisson aux allures de bambin de la peinture flamande de la Renaissance. La profusion de couleurs se retrouve dans les costumes de Josa Marx, qui mêlent les époques de manière jubilatoire, sans oublier les maquillages, jouant allègrement avec les stéréotypes, à l'instar des créatures infernales rouges et cornues.
Ce ton de fable enlevé, avec le concours de la chorégraphie alerte (Yevgeniy Kolesnyk), à l'apparence littérale dans les deux premiers actes, dévoile ses intentions paraboliques dans le dernier. Affublé d'une barbe blanche, Smee devient alors un sosie du Roi Léopold II, l'initiateur de la colonisation belge du Congo. Tandis que la gare centrale d'Anvers (l'une des monumentales constructions payées avec le pillage des ressources congolaises, au tournant du vingtième siècle) apparaît en projection sépia, est rediffusé l'enregistrement radiophonique du discours de Patrice Lumumba, figure de proue de la décolonisation, lors de la déclaration d'indépendance en 1960.
Retour sur Smee-Leopold dans la salle d'attente pour l'au-delà, musée où se pressent les âmes avant d'être admises au dernier voyage. Côté Enfer, les reproductions des tableaux exposés dénoncent la violence coloniale, quand côté paradis, les cadres n'abritent que d'innocents paysages. Au rideau final, alors que Smee sera admis aux cieux après l'intercession de Joseph et Marie, les peintures s'inverseront pour retrouver les images des abîmes, et Astarte, démone assumant l'identité noire, arrachera la barbe postiche de Smee. Au-delà de la situation historique de l'argument, plus ou moins contemporain de Don Carlos, donné en début de saison, Le Forgeron de Gand est aussi une affaire anversoise, et concerne en fin de compte toute la Belgique dans l'hypocrisie post-coloniale. La mise en scène réussit cependant la prouesse de ne pas se départir de la veine de farce caustique de la pièce : l'édification morale n'est jamais aussi efficace que dans la puissance corrosive du rire.
Le solide plateau vocal et la direction d'Alejo Pérez défendent une partition foisonnante, à l'humour caustique et savoureux
La caractérisation des personnages est relayée par une distribution vocale célébrant autant les vertus de la musique que celles du théâtre. Baryton au large répertoire, et engagé dans la création contemporaine –il a été récemment à l'affiche de Fin de partie de Kurtág, ou encore de l'Orlando de Neuwirth–, Leigh Melrose décline les replis patelins de Smee, avec une projection saine, mais sans insolence inutile, sur l'ensemble de la tessiture, témoignant d'une maîtrise consommée des ressources de la déclamation chantée. L'épouse de l'artisan résonne en Kai Rüütel avec un mezzo idiomatique, mêlant rondeur et autorité, qui se garde des accents de matrone. L'Astarte de Vuvu Mpofu déploie une enveloppante sensualité dans le timbre qui ne retient pas l'éclat lumineux de l'émission et de la diction. Les deux autres envoyés de l'Enfer, le tyrannique Duc d'Albe de Leon Košavić et le bourreau Jakob Hessels de Nabil Suliman se distinguent par une robustesse mordante, au diapason de la cruauté de ces relais du despotisme hispanique.
Le rival Slimbroek revient au ténor de caractère Michael J. Scott, qui s'appuie sur une intonation adéquatement nasale pour résumer le naturel envieux du personnage. Flipke est confié à un membre du Jeune Ensemble de l'Opéra des Flandres, Daniel Arnaldos, qui détaille avec gourmandise les comiques apprêts courtisans d'une ligne vocale se jouant d'intervalles contrastants. Autre pensionnaire de l'académie de l'institution flamande, Justin Hopkins fait tonner la ridicule sévérité d'un impayable Saint-Pierre grimé sous une auréole comme les époux de la Sainte Famille : Ivan Thirion affirme en Joseph la plénitude chantante d'un matériau solide, aux côtés de la douce et plus discrète Marie de Chia-Fen Wu. Thierry Vallier, Simon Schmidt et Onno Pels forment un savoureux trio de nobles en costume noir avec col à fraise blanc que l'on croirait sorti de chez Hals ou Rembrandt. Erik Dello s'acquitte sans faiblesse de l'intervention de l'écuyer au premier acte, quand Stephan Adriaens ne démérite pas dans la réplique solo d'un ténor dans la foule.
Préparé par Jan Schweiger, le Chœur de l'Opéra des Flandres, complété par le chœur d'enfants, placé sous la houlette de Hendrik Derolez, défend la virtuosité contrapuntique de canons qui n'hésitent pas à se glisser avec délices dans le pastiche. L'éclectisme revendiqué de la partition est mis en valeur par la direction énergique et attentive d'Alejo Pérez, lequel fond habilement les quelques accès impulsifs des pupitres de l'Orchestre de l'Opéra des Flandres dans une dynamique formelle et dramatique qui ne se relâche jamais. Le triomphe reçu par l'équipe artistique lors des saluts suggère aussi que les droits de l'ouvrage à s'inscrire au répertoire ne s'arrêtent pas à une inventive coproduction avec Mannheim, qui le donnera seulement dans trois ans.