De Naples à Venise : Anthea Pichanick & Les Accents de Thibault Noally, Salle Cortot
Naples et Venise étaient au début du XVIIIe siècle les deux grandes cités rivales de la création musicale dans la péninsule italienne. Venise dispensait son enseignement musical aux jeunes orphelines des quatre Ospedali, et Vivaldi en fut l’un des fers de lance, avec ses compositions pléthoriques et novatrices. Naples au contraire disposait de quatre Conservatoires, qui au départ étaient des maisons de charité et qui permirent à des générations d’enfants démunis de se former auprès des grands maîtres de la composition, du chant et de la pratique instrumentale. Scarlatti, Porpora ou Leo en sont les fruits les plus éminents. La vivacité et l’opulence créatrice de ces deux viviers éclate dans ce type de récital que propose la contralto Anthea Pichanick, accompagnée par l’ensemble Les Accents en formation minimale (deux violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse et un orgue positif).
La première partie du récital est consacrée au célèbre Stabat Mater de Vivaldi. Anthea Pichanick impose sa prestance dès le début dans sa grande robe noire très sobre, en déroulant des vocalises précises et une justesse infaillible. Le timbre frais et clair contraste avec les voix plus sombres des contre-ténors habituels dans ce répertoire. Il faut dire que la musique religieuse vénitienne ou napolitaine était essentiellement écrite pour des castrats, mais une sensibilité féminine peut lui donner un éclairage plus fin et plus délicat. De fait, les graves écrits par Vivaldi sonnent un peu ternes et fragiles chez la contralto. Elle compense par un souci de prononciation accru et laisse affleurer des moments d’émotion palpables dans le Quis est homo ou le Quis non posset. L’Amen final (comme L’Alleluia du morceau suivant) est particulièrement bien géré, avec une souplesse évidente et une grande facilité dans les vocalises en cascade. Simplement, le soin apporté à l’intonation n’est pas toujours accompagné d’une certaine théâtralité dans les affects qui restent un peu sages. Il en va de même pour le Turbido caelo mare furentes de Leonardo Leo où les éclats lyriques et l’éventail de nuances explosives attendus restent timides. La chanteuse plonge pourtant instantanément dans l’expressivité parthénopéenne et la fièvre napolitaine, avec son phrasé impliqué, des aigus faciles et la justesse irréprochable. En deuxième partie, la contralto offre plus d’implication affective dans le Regina Caeli de Porpora, notamment dans l’Ora pro nobis, particulièrement émouvant et implorant. La voix reste homogène et centrée de bout en bout, et si les grandes cadences intermédiaires manquent de panache et de majesté, l’Alleluia final offre des accents éclatants et mordants qui montrent que cette chanteuse sait aussi déployer une intensité bienvenue dans un répertoire aussi riche en sentiments contradictoires et démesurés.
Les Quatuors (en ré et en do mineur) de Scarlatti permettent aux Accents de déployer un son rond et soyeux, avec beaucoup d’écoute collective dans les mouvements rapides, puis de confirmer la précision des instrumentistes. Thibault Noally reste toujours inventif et sensible en termes de phrasé et de ralentis.
La dernière pièce du récital, le De tenebroso lacu de Scarlatti évoque les âmes enfermées au Purgatoire, qui supplient les croyants d’intercéder par leurs prières auprès du Christ afin d’accéder à la délivrance du Paradis tant espéré. Les instruments entrent comme le dit si bien Patrick Barbier, "sur la pointe des pieds en une série de notes détachées qui partent des sommets pour descendre dans les abîmes", et Anthea Pichanick défend avec un phrasé poignant, notamment dans les grands récitatifs, la magnifique écriture de Scarlatti qui traduit les angoisses des âmes damnées et leur soif de réconfort.