Angélique Boudeville : Lieder et mélodies à l'Académie de Paris
Son répertoire très belcantiste va de Mimi à Micaëla en passant par Leïla et Fiordiligi, mais elle s'attaque ici à l'exercice plus intime du récital en interprétant les Chants de Mignon de Schumann, les Wesendonck-Lieder de Wagner et les mélodies de Duparc.
La pleine cohérence de ce récital –assuré avec brio malgré la grippe de la chanteuse et porté par le talentueux pianiste et maître de chant Edward Liddall- repose sans nul doute sur le sentiment amoureux, ses ambivalences et tous ses figuralismes musicaux. Sans parler des passerelles entre auteurs et musiciens, ou d'un compositeur à l'autre, Duparc étant influencé par Wagner qui lui-même a fait son miel de la subjectivité tourmentée de Schumann, lequel rencontre un Goethe au sommet, dans les neuf chants de Mignon ! Que ces Lieder soient interprétés par des barytons ou des sopranes, l'essentiel est de faire passer la fougue de Kennst du das Land? (Connais-tu le pays) et la délicatesse de Nur wer die Sehnsucht kennt (Seul celui qui connaît la nostalgie), qui préserve le mystère de l'androgyne Mignon grâce à des mezzo-forte d'une intense retenue. Clarinettiste de formation, Angélique Boudeville s'entend à maîtriser son souffle et sa ligne, pliant sa voix flexible aux lignes soigneusement calculées de Schumann et aux exigences de chaque morceau, en place sur le plan rythmique et d'une justesse qui ne tient pas seulement aux notes, mais à une compréhension de la poésie enrichie par les émotions et le vécu.
Ses qualités expressives se révèlent peut-être encore plus pleinement dans les Wesendonck-Lieder dont elle donne une vision personnelle et inspirée. Bien articulée dans l'ensemble, la ligne vocale est, cette fois encore, intelligente et pleine de suggestivité. Faisant preuve de beaucoup d'aplomb, la cantatrice déploie des aigus libérés, puis passe aisément de sa voix de tête à son registre de poitrine dont l'auditoire reconnaît l'aspect saisissant. Le public reste accroché à sa voix agile, riche en surprises, usant du vibrato avec circonspection. Ces Lieder issus d'amours passionnées et contrariées entre le compositeur allemand et la poétesse Mathilde Wesendonck –la future Isolde- révèlent les riches composantes de la voix d'Angélique Boudeville : couleurs chatoyantes, intensité expressive, hardiesse épanouie des aigus, timbre envoûtant, ampleur portée par le souffle d'un legato sans faille.
L'entendre dans les mélodies de Duparc mène immanquablement l'auditeur présent l'avant-veille au Théâtre de Champs-Élysées à entendre résonner la voix d'Elsa Dreisig qui y interprétait ce même répertoire. Si différentes, les deux sopranes ont un très bon accent allemand, chose rare de ce côté du Rhin. Tout aussi scintillant, le lyrisme d'Angélique Boudeville a une singularité captivante, une inimitable manière de cultiver l'insolite. Dans L'Invitation au voyage, son chant généreux, d'une puissante majesté, s'amuse à osciller de fréquence et d'intensité. Il s'approprie le texte avec autant de sensibilité que d'imagination et captive les auditeurs par une vaste tessiture allant du jaune d'or à l'or sombre. Et sa Chanson triste a des pianissimi diaphanes que le pianiste Edward Liddall ne se contente pas d'accompagner : il entre dans la voix qui accepte de fusionner pour offrir une conjonction artistique, et ce tout au long du récital.
La jeune artiste a déclaré l'année dernière que “le désir de la femme ne peut être révélé que par des états seconds”, et c'est dans une sorte de transe, avec un emportement pourtant plein d'acuité qu'Angélique Boudeville traduit la fameuse Sehnsucht romantique, dans tous les sens de ce terme : nostalgie langoureuse du paradis perdu, désir ardent et douloureux d'échapper à la finitude, aspiration à un inaccessible lointain. À en juger par les bravos du public, le défi périlleux du Lied est relevé grâce à la brillante technique, au charisme et à la virtuosité tranquille de la jeune chanteuse.