Sur les rivages de L’Île du Rêve à Munich
Un
récital et un opéra dans une même soirée ? C’est la formule
proposée par le Théâtre du Prince-Régent de Munich en
collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, qui offre ce soir une
grande échappée dans le répertoire de Reynaldo Hahn et de ses
proches contemporains. Naturellement, la mélodie est au programme de
la première partie où Gabriel Fauré et Jules Massenet le rejoignent.
Déjà enivré du charme en demi-teinte de la mélodie, l’auditeur
s’apprête à partir pour un grand voyage sur L’Île du rêve de
Reynaldo Hahn. Elle est l’œuvre d’un compositeur de 17 ans,
encore élève de Massenet, plongée dans l'orientalisme et
colonialisme de l’époque (le livret étant directement inspiré du
Mariage de Loti
de Pierre Loti). Un officier de marine marchande français
débarque sur une île polynésienne où il s’éprend d’une jeune
Haïtienne, connaît cet amour, puis quitte l’île. Trois
mouvements en trois actes, tissés avec une grande fluidité. De
telle sorte que le spectacle file et se dissipe, tel un mirage.
L’équipe vocale mobilisée ce soir est particulièrement homogène et de haute tenue. À commencer par Cyrille Dubois dans le rôle de l’officier français baptisé Loti. Le ténor est décidément idoine dans ce répertoire, tant la fluidité du phrasé, l’élégance de la diction et l’intensité dans la voix sont maîtrisées. Les évocations bucoliques ("Le soir était si beau"), la tendresse retenue envers Méhanu comme l’indécision déchirante annonçant de longs crescendi dramatiques à l’Acte III sont très justes. C’est toutefois dans la mélodie qu’il réserve les plus beaux contrastes. Évoquant la "Pensée d’automne", ligne lancinante, errante et mélancolique ou "Pitchounette" d’un frémissement sautillant de voyelles en consonnes.
Avec lui, Hélène Guilmette est une Mahénu en robe rose pâle satinée, une fleur dans les cheveux. Encore imprégnée de la Cendrillon de Massenet à Nancy, elle cultive le trait maniéré, voluptueux dans les deux premiers actes. Le timbre est soyeux, la diction fine. Rien ne laisse toutefois croire au caractère juvénile du personnage (Mahénu a 16 ans), tant la voix est d’une franche maturité. Celle-ci lui bénéficie alors au troisième acte, lorsque Loti lui annonce son départ : la voix s’ouvre et s’ombrage pour des fortissimi déchirants.
Anaïk Morel offre une prestation particulièrement remarquée. Dans le rôle mineur de la Princesse Oréna, elle convainc Mahénu de rester à Bora-Bora sans forcer la voix, d’un ton maternel à l’autorité naturelle ("Enfant, retourne auprès de ton vieux père"). Détachée de la partition qu’elle consulte comme un simple mémo, la mezzo suspend l’auditeur à ses lèvres. "D’une prison" (Hahn) en récital, elle laisse éclore un timbre de mezzo filé jusqu’aux aigus, les médiums décloisonnés, puis incarne "Le poète et le fantôme" (Massenet) alternant successivement entre des aigus inquiets et des graves souterrains lorsque parle le fantôme, puisant alors le son au fond de la gorge.
Thomas Dolié montre également d’heureuses prouesses en Taïrapa, père adoptif de Mahénu, la verve de narrateur (le ton grave, lisant la Bible) s’associe à une voix généreuse en basses, très timbrée sans être rude. La prestance scénique est indéniable allant de pair avec une projection aisée, passant au-dessus de l’orchestre en toute circonstance. Et de peindre un "Paysage" fait de lignes au phrasé continu, enrobé de harpe.
Ludivine Gombert est une Téria laconique, endeuillée du départ de son époux. Le timbre est livide, augurant des lamentations jusqu’à l’annonce fatale de la mort de son mari, la voix s'étouffant, le souffle coupé, suivant la ponctuation du livret. A contrario, elle s’exalte et se fait plus déclarative dans les mélodies "Mai" (Hahn), "Clair de lune" (Fauré), "Amoureuse", s’achevant avec un "Je t’aime !" (Massenet) frémissant et soutenu en grande pompe par l’orchestre. L’aigu est ample et dramatique, mais son attaque est parfois oscillante, générant des coupures de phrasé ("Clair de lune").
Artavazd Sargsyan incarne Tsen Lee, commerçant chinois mêlant la sympathie au sens des affaires et moqué par les amies de Mahénu. Le ténor met du cœur à l’ouvrage sans tomber dans la caricature. Des interventions qu’il porte d’un ton léger, créant alors un contraste évident avec l’intrigue de la pièce. L’attaque est franche, laissant émaner des aigus un peu désincarnés au début, mais qui gagnent progressivement en consistance.
Hervé Niquet ouvre les festivités avec sa battue symétrique caractéristique à laquelle il donnera du leste au fil du spectacle sans tomber dans une langueur de mauvais goût. L’Orchestre de la Radio de Munich suit tant bien que mal la cadence lors de l’ouverture de Mozart (Hahn), le motif principal étant parfois déséquilibré. Il cède peu à peu à un son riche en textures. Les pupitres sont très solides (violoncelles, contrebasses, bois et cuivres), et à l’écoute. L’effectif du Chœur du Concert Spirituel se fait face (hommes à gauche, femmes à droite) et semble accentuer les vies incompatibles de Loti et Mahénu. Ils se retrouvent toutefois à l’unisson pour un thème autochtone tout en sobriété, achevant le spectacle.
Un concert salué par le public munichois et fort heureusement enregistré pour la collection « Opéra français » du Palazzetto Bru Zane !