Jaroussky inédit en Lieder de Schubert au TCE
Le contre-ténor français, rendu célèbre dans le répertoire baroque, s'engage de plus en plus dans les projets romantiques et même contemporains. Celui qui a deux albums consacrés à la mélodie française (Opium et Green) dans son catalogue, réalisés toujours avec Jérôme Ducros, se proclame grand amateur de poésie. Cette fois, il s’attaque à la langue allemande avec un projet inouï (pour lui) : interpréter les Lieder de Schubert, souvent chantés par les ténors et barytons, mais ici par un contre-ténor. Jaroussky, comme chaque fois dans ses projets, apporte une couleur fraîche et un regard neuf sur ces pièces qui ne lui sont pas destinées. Un défi aussi audacieux que risqué.
Un auditeur habitué aux enregistrements (légendaires) des voix germaniques (bien charnues) dans ces Lieder est stupéfié d’entendre ce même répertoire interprété par un timbre blanc tel que le propose Philippe Jaroussky. Cette couleur sied aux chants doux et expressifs, mais se brise sur les pièces dramatiques et mélancoliques nécessitant une pâture vocale plus obscure. Nonobstant, les questions de coloris n’affectent point la sensibilité artistique du chanteur, disposée pour l’art de la mélodie. Dès l’ouverture avec Im Frühling (Au printemps), il se distingue par l’élégance de sa conduite dynamique, rajoutant beaucoup de crescendi à petite échelle (procédé qui paraît emprunté au baroque) et surtout sur les notes de valeurs longues très subtilement étendues (Erster Verlust – Première perte et Nacht und Träume – Nuit et rêves). Ces doux extraits lyriques sont enrichis par une voix assez sonore et ronde qui plonge l’auditeur dans l’univers onirique et intimiste de cette poésie mise en musique qu'est le Lied. Le chanteur contribue à élargir le style par une émission droite et modérée, puis son vibrato parcimonieux pour colorer son phrasé mélodique.
En revanche, malgré la précision rythmique, il est moins à l'aise dans les chants plus animés, la cadence rapide des paroles le laisse essoufflé (Der Musensohn – Le fils des muses), la justesse est menacée par moments lors des passages ou sauts vers l'aigu. De ce fait, il aborde avec beaucoup de prudence les (sur)aigus (la montée du piano vers le forte) qui sont parfois tranchants (comme c’est le cas dans Des Fischers Liebesglück – Le Pêcheur heureux en amour) et en déséquilibre. Cela étant, les domaines inférieurs de sa tessiture sont plus stables, et il parvient à y obtenir un ton tragique et mélancolique pour peindre l’obscurité de l’atmosphère de Herbst (Automne) ou bien manifester toute la beauté de son piano et la pureté cristalline du ton (Litanei auf das Fest Allerseelen – Litanie pour la fête de tous les saints). L’élasticité de sa voix, habituée aux artifices vocaux des airs baroques, lui permet d’entonner les ornements et sautillements d’intervalles avec naturel, grâce et autorité (Die Sterne – Les étoiles), tout comme le figuralisme mélodique des vagues (Auf dem Wasser zu singen – À chanter sur l’eau).
L’articulation de l’allemand est nette et intelligible, son interprétation élucide plusieurs couches de la ligne narrative (Gruppe aus dem Tartarus – Groupe du Tartare ou Nachtstück – Nocturne avec une mise en abyme : un chant dans le chant).
Le pianiste Jérôme Ducros est la figure incontournable et infatigable de ce concert (il ne quitte pas la scène pendant le concert entier). Son jeu engagé est mis en avant, ne se réduisant pas à la simple ligne accompagnatrice. La maîtrise technique est manifeste, tout comme la faculté de pénétrer dans le procédé d’écriture musicale de la pièce (surtout les morceaux solistes pour piano, toujours par Schubert). Toutefois, son interprétation reste monochrome sur le plan expressif dans la première moitié du concert, avant une légère amélioration par la suite.
Le public ovationne les artistes qui donnent trois bis, de grands tubes du répertoire de Lieder schubertiens (Standchen, Die Forelle et Sehnsucht - Sérénade, La Truite et Nostalgie).