Un grain de folie souffle sur l’Opéra de Versailles
Le programme est un savant mélange de musique d’airs en vogue à la Cour de Louis XIII, de danses exubérantes venues d’Espagne ou d’Italie, de lamentations pastorales, d’extraits de premiers opéras italiens sans oublier un petit détour par de l’autre côté de la Manche.
Rien de vraiment « fou » à première vue dans ce programme dont l’érudition semble même quelque peu déconcerter le public… Et pourtant, Christina Pluhar installe sa joyeuse troupe dans une barque qui bientôt prendra des allures de nef des fous pour embarquer les spectateurs dans un voyage riche en couleurs. Chacun de ses coéquipiers déploie un brin de folie dans la liberté : celle de s’approprier les différents styles musicaux, avec un sens insensé de l’improvisation. Et c’est là que réside la folie de ce spectacle : une improvisation vertigineuse (la façon dont les musiciens intègrent par exemple les techniques du jazz dans la musique ancienne), même si tout est parfaitement et méticuleusement calculé sous une apparente facilité. Tous sont virtuoses dans leur pratique instrumentale, entraînés par le cornettiste Doron Sherwin, clef de voûte de l’ensemble depuis ses débuts, sous le regard bienveillant et stabilisateur de la luthiste.
Stimulé par les musiciens de L’Arpeggiata (dont le nom a pour origine une toccata écrite par Johannes Hieronymus Kapsberger, un musicien allemand né à Venise dont la musique était considérée comme « un peu folle » justement), Philippe Jaroussky se fait showman, notamment lorsqu’il se déhanche au son des castagnettes des danses espagnoles, et souligne par des claquements de mains le rythme ternaire d’une danse interprétée par les musiciens (un Canario) incitant ainsi le public à en faire de même. Dans les deux rappels, il se lâche sans vergogne, gagné à son tour par un grain de folie.
La voix du chanteur ne joue certes plus sur la fraîcheur et l’angélisme qui ont fait sa réputation, cependant, le timbre reste lumineux. Les lignes mélodiques, les phrasés, l’articulation et le soin apporté à la prononciation sont toujours d’une grande précision, quelle que soit la langue, laissant deviner en amont un travail approfondi. Rien n’est laissé au hasard : les attaques sont précises, les nuances diversifiées la messa (conduite) di voce utilisée à bon escient. Les sons filés caressent les fins de phrases, la gestique soutient le sens du texte, sans oublier les mimiques faciales et les pieds en mouvement constant pour les danses ! Il s’enflamme au rythme des rasgueados (technique rythmique de guitare flamenco) du guitariste Josep Maria Marti Duran et des castagnettes de David Mayora, ces derniers contaminant même le contrebassiste Leonardo Teruggi ainsi que le claveciniste Dani Espasa.
Le contre-ténor redevient sage lorsqu’il aborde le répertoire français, extrêmement concentré. Timbre mélancolique, voix pure, absence de vibrato prononcé, fluidité de la ligne mélodique ne laissent pas insensible, accompagné par la harpe de Maximilian Ehrhardt et le violon de Kinga Ujszaszi.
Quelques moments plus élégiaques échappent au tourbillon endiablé des instruments comme ce « concert de différents oiseaux » (Étienne Moulinié) où se mêlent les cordes pincées et le contre-chant du cornet. « Leurs voix font des merveilles » (comme celle du chanteur) au point de provoquer le malaise d’un spectateur dans la salle, obligeant les interprètes à s’interrompre avant le dernier couplet : « Peut-être a-t-il abusé du champagne » plaisante Laurent Brunner, le Directeur des spectacles du Château de Versailles.
La dramaturgie du théâtre baroque, théâtre des passions tourmentées tient également une place importante dans ce concert. La voix de Philippe Jaroussky y excelle, par sa musicalité et son sens de l’ornementation. Sa voix intense, pure et homogène se teinte de mélancolie pour exprimer la plainte et le désespoir des Lamenti ou pour incarner Orphée s’avançant implacablement vers la mort après avoir perdu à jamais sa bien-aimée. Entre ces deux moments intenses, c’est un changement d’humeur total qui s’opère, relatant l’étonnement d’un amoureux tombant sous les flèches de Cupidon, livrées au cornettiste. Tout se transforme alors en une bataille entre eux, le cornettiste renversant les codes et se permettant d’introduire dans le discours des thèmes aussi improbables que le rondo alla turca ou celui de la série TV Mission Impossible !
Pour les rappels, les artistes proposent des arrangements de chansons modernes. Tout d’abord, Bésame mucho devenant un duo entre le contre-ténor et la gambiste cubaine Lixania Fernandez qui dévoile une belle voix de contre-alto. Enfin, sorti soi-disant de la bibliothèque de Christina Pluhar, un inédit d’un air français... À la surprise générale, Philippe Jaroussky entonne Déshabillez-moi, célèbre par la version de Juliette Gréco dans les années 1960. La veste tombe, la cravate aussi, les manches et le col sont déboutonnés…
« Je suis la folie, Celle qui seule procure Plaisir et douceur Et bonheur au monde » écrivait Henry Le Bailly, repris dans l’une des chansons figurant dans le programme.
Mission impossible ? Non, elle semble bien s’être accomplie lorsque la salle manifeste avec joie et enthousiasme son plaisir d’être là, en ovationnant l’ensemble des artistes.