Parsifal à Strasbourg, entre tradition et modernité
Tisser des liens entre passé et présent, telle est la démarche proposée par le metteur en scène dans sa note d’intention. En fil conducteur de ce Parsifal, une mère conservatrice de musée et son fils orphelin de père, sont présents dès l’ouverture. Déambulant dans une exposition consacrée à l’humanité, le fils, fasciné par les statues figurant l’Évolution, finit par rencontrer son double, Parsifal. Dès lors, l’enfant, silencieux mais omniprésent, devient le témoin de l’argument. L’idée de départ, symboliser l’existence humaine par l’enfant, est plaisante mais perd peu à peu de sa cohérence par le choix d’allers-retours constants entre l’époque du Graal et le monde contemporain.
L’enfant finit par être au cœur de l’action, et, évanoui, reprend ses esprits après la scène de baptême du troisième acte. A-t-il rêvé l’argument, s’est-il perdu dans un espace-temps flexible ? Est-il un double de Parsifal adulte, car il porte le même habit moderne que ce dernier, en décalage avec les costumes médiévaux d’Amfortas ou Gurnemanz ? Là est le point de rupture de la cohérence de la mise en scène.
L’acte I, dont le plateau tournant déplace les personnages dans un rythme effréné d’une salle à l’autre du musée, séduit par l’impression de vitesse cyclique, et offre une superbe exposition de tableaux représentant la Crucifixion. Les costumes d’Amfortas ou Gurnemanz, nimbés de lumières, les font paraître telles les statues polychromes du musée alsacien d’Unterlinden et ancrent les personnages dans la période médiévale. La symbolique chrétienne est disséminée par touches, Kundry en Marie-Madeleine lavant les pieds de Parsifal au troisième acte, ou la Transsubstantiation figurée par le sang de la blessure d’Amfortas, prélevé à même la plaie et bu dans un calice. La beauté créée à l’acte I disparaît dans la froide salle de vidéo-surveillance du musée au deuxième acte, le domaine de Klingsor où ses sbires, vêtus comme dans Matrix, longs manteaux de cuir et lunettes noires, se battent. Le domaine des filles-fleurs est figuré par de petites taches roses sur des murs blancs, au centre desquels trône une orchidée, symbole sexuel par excellence.
L’acte III reprend le décor du premier, quelques tableaux à terre cette fois, et Titurel, auparavant représenté en écorché dans une salle mi-morgue, mi-cabinet de curiosités macabres, figure dans la scène finale sous les traits d’un Ötzi (l'homme préhistorique retrouvé naturellement momifié) partiellement déchiqueté. S’ajoutent à ces allers-retours temporels un chœur masculin en groupe de soldats traversant les époques et les continents, des vidéos de la Terre vue de l’espace, qui symbolisent, l’une après l’autre, les quatre éléments, et un primate sous toutes ses formes. En statue dans la salle de l’Évolution, bien sûr, en peluche dans la déambulation de l’enfant, et animé, au troisième acte, participant au baptême en retrait de la scène, intimant à Parsifal de ne pas quitter les lieux, sa présence constante, figurant, selon le metteur en scène, la Nature et l’innocence de Parsifal, reste toutefois surprenante et incongrue.
Le plateau vocal n’est pas déstabilisé par ces allers-retours, tant la présence scénique de chacun est forte et les personnages solidement incarnés. Thomas Blondelle, à qui revient le rôle de Parsifal, tire son épingle du jeu par une interprétation convaincue, du jeune blanc-bec arrogant à son arrivée, fier d’avoir tué le cygne, jusqu'à la solennité seyante à l’aboutissement final du personnage. Dans un allemand parfaitement articulé, jamais couvert par l’orchestre, les aigus jaillissent, fiévreux ou désespérés, les mediums sont assurés sans faillir, le timbre s’aventure dans les quelques graves avec aisance et stabilité.
La performance d’Ante Jerkunica en Gurnemanz lui vaut les ovations du public. La présence scénique renforce l’effet rendu par une voix de basse austère à souhait, au timbre puissant et magnifié à point nommé par le vibrato dans sa narration du premier acte, le tout dans un allemand superlatif. Le timbre de Konstantin Gorny, n’est nullement empêché de résonner, engoncé dans son costume de Titurel écorché, et les graves de la basse sonnent, profonds et justes.
Plus en difficulté, Markus Marquardt campe un Amfortas incarné par son jeu scénique, mais voulant mettre en relief la souffrance du personnage, le timbre du baryton-basse pâtit d’une justesse aléatoire et est parfois couvert par l’orchestre. Simon Bailey porte la cruauté de Klingsor dans ses aigus de baryton-basse. Les graves, la diction et la portée sont maintenus de bout en bout.
Christianne Stotijn, s’envole vers les cintres et le Ciel en ange Kundry, après avoir oscillé dans l’espace-temps élastique de la mise en scène. La grande tendresse de ses mediums contraste avec des aigus très puissants mais qui, à leur plus haute portée, se teintent de sécheresse et d’âpreté et mettent la mezzo-soprano en difficulté sur le souffle. La diction, claire, accentue toutefois un peu trop les consonnes allemandes.
Le Chœur de l’Opéra National du Rhin, renforcé par celui de l’Opéra de Dijon, assure puissance, fermeté et solennité dans ses voix masculines bien en place. Celui des filles-fleurs, puissant et véloce dans les aigus, offre un ensemble assuré qui faillit légèrement dans l’articulation. La Maîtrise de l’Opéra national du Rhin, dans les coulisses, allie placement, douceur et résonance.
À la direction musicale, Marko Letonja convoque le sentiment d’élévation du prélude grâce aux instrumentistes de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, en une nappe sonore riche d’ondulations. Le violoncelle déploie un vibrato déchirant qui achève de caractériser Parsifal amnésique. Les tempi adoptés offrent tour à tour solennité, félicité, lumière et angoisse, renforçant l’impression d’immensité déployée par l’emploi de la vidéo.
Le public, enthousiaste, offre une ovation sans réserve à l’ensemble du plateau vocal et instrumental, ainsi qu’à Amon Miyamoto pour ses retrouvailles avec Strasbourg.