D’Oman à Monte-Carlo : La bourgeoise-Bohème
La lecture de Jean-Louis Grinda déplace ces Scènes de la vie de bohème (roman de Murger, 1851, ayant inspiré l'opéra) vers un Paris d’après-guerre, à l’aube crépusculaire des Trente Glorieuses. La misère de l’artiste y est moins subie que choisie, comme un style de vie, qui pourrait être appelé aujourd’hui "bobo", bourgeois-bohème. Elle contraste, et s’acoquine, dans la nuit parisienne du café Momus, avec la culture de masse et de divertissement, aux néons tapageurs d’un Broadway latin, carnaval onirique. Le "grand partage" culturel propre à notre époque moderne est ainsi exposé sur la scène, entre une authentique misère ouvrière (Mimi la brodeuse) et œuvrière (poésie, peinture, musique, philosophie des quatre colocataires d’un loft-atelier) avec un inauthentique divertissement (cinéma circassien qui mêle Charlot à Fellini). Le chariot de Parpignol joue sur les échelles et miniaturise la grande roue lumineuse des fêtes foraines. Elle symbolise ce nouveau monde, société du spectacle, qui donne vie aux seuls êtres lumineux : stars brillantes dans la nuit bohémienne.
Dans cette version, nulle coupure d’électricité au moment de la rencontre entre Rodolfo et Mimi, mais un éclairage lunaire omniprésent (Laurent Castaingt). L’art est ici sacrifice et le travail ouvrier son accomplissement sur l’autel de l’utilitarisme bourgeois. Le Paris haussmanien, en tentures à l’arrière-scène, suit pas à pas l’avancée de l’intrigue, tel un ascenseur spatial et émotionnel, des toits jusqu’au rez-de-chaussée, de l’aube à l’aurore, en mélodie de couleurs (habiles tentures mobiles de Rudy Sabounghi, qui signe les décors). Les costumes de David Belugou reflètent cette lecture éclectique, dans laquelle se mêlent -sans continuité- paillettes et tenue bourgeoise, même sous les mansardes glacées. La mise de Mimi est plus chic que cheap, telle une icône de film noir et blanc des années cinquante aux souliers de satin.
Cette Mimì, chantée à voix pleine par Irina Lungu, colore le bel canto puccinien d’une pointe de slavitude. Une énergie sonore constante consolide la ligne vocale et surtout le timbre, d’une auréole de chair lumineuse supplémentaire, comme une couche de neige qui recouvre le plateau ainsi que le parlato (lyrisme de la parole, parole du lyrisme) propre à l’écriture puccinienne. L’évanescence advient avec le dernier souffle, et au moment des saluts, quand l’artiste porte sur ses épaules le drame de la soirée. La Musetta de Mariam Battistelli relève d’une autre signature vocale, moins typée, plus personnalisée. La voix est ductile, quasi instrumentale et chorégraphique. Elle commute avec aisance du lyrisme, au french cancan, au mime et au rire. Une sensuelle et impeccable présence et plastique scéniques en est l’autre fil conducteur.
Le Rodolfo du ténor espagnol Andeka Gorrotxategi accorde son émission et son timbre à la vaillance de Mimi, son amoureuse rencontrée un soir de brouillard. Face à ses trois « colocataires », il se doit également de porter haut le son, pour imposer la dimension centrale et fougueuse de son personnage. Le reste du quatuor masculin, les compagnons de Bohème, sont tous brillants, au premier chef, le peintre Marcello de Davide Luciano. Les couleurs de sa palette brûlent les planches, d’une voix aussi vraie et franche que sa gestuelle, suavement impérieuse. Le pittoresque bouffon du rôle ne parvient pas à masquer le potentiel dramatique d’une ligne vocale profonde, exacte et centrée. Boris Pinkhasovich est un Schaunard incandescent et nourricier vocalement comme dramatiquement. Il réchauffe le plateau de son émission puissante et de ses gestes stylés. Colline est entrepris par la basse Nicolas Courjal, plus à son registre dans le sacrifice (la mise au Mont-de-piété de son paletot) que dans l’artifice. Le Benoît de Fabrice Alibert et l’Alcindor de Guy Bonfiglio complètent cette distribution, à l’énergie d’ensemble, aux irrésistibles verticalités et harmonies inspirées de Verdi.
La direction musicale de Daniele Callegari, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, des Chœur d'enfants de l'Académie Rainier III et des Chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo (fortement sollicités dans le tableau II), porte la force motrice et dramaturgique de la soirée. Le soin de restituer l’écriture sobrement raffinée de Puccini, au service d’un propos romantique sur la précarité de la condition humaine, vaut au chef, une attention de chaque seconde de la part de la fosse. Elle devient, sous sa baguette, un seul et même personnage, Puccini ou Murger, Mimì ou Rodolfo, à la faveur des motifs récurrents et caractéristiques.
C’est à ce personnage, qui offre sa Bohème en spectacle, que le public de cette Première dédie ses applaudissements les plus fervents.