Orfeo à Versailles ou le triomphe de la musique
Avec quelques touches habiles, la présentation en concert d'un opéra ne rime plus nécessairement avec personnages fixés à leur pupitre. Sans doute la connaissance intime que les solistes de l'Orfeo de Monteverdi dirigé par Leonardo García Alarcón, avec la Cappella Mediterranea, après une semaine d'enregistrement pour le label Alpha (et une date de sortie encore non précisée) aide-t-elle l'aisance dramatique des interprètes. Nul besoin de scénographie dispendieuse ici : l'opposition entre le blanc nuptial qui revêt les époux et le noir de la Messagère et des déités de l'Enfer suffit à installer la dialectique des amours infortunées d'Orphée, tandis que le retrait du chœur dans la seconde partie recentre l'attention sur le périple quasi intime du poète dans le monde des morts. Devant le rideau bleu à la fleur de lys, ces éléments simples et évocateurs, rehaussés par une modulation des lumières, façonnent un écrin favorable à la musique et au chant.
Première à entrer en scène, Mariana Flores déploie les mélismes de la Musique. Galbée par la clarté lumineuse du timbre, la ligne vibre d'un frémissement élégant qui soutient l'intelligibilité d'un texte dont elle accentue les mots et les affects avec un bel instinct rhétorique. La pureté quasi éthérée du chant se retrouve dans l'incarnation sensible que la soprano argentine offre en Eurydice, avec un soupçon de sensualité pudique. Un ultime lamento, puisé dans la production madrigalesque de Monteverdi, complète les ultimes adieux de l'épouse victime des implacables concessions de Pluton. Dans le rôle-titre, Valerio Contaldo affirme une densité vocale, dont la couleur s'assombrit opportunément au gré de la détresse funèbre. Parfois rocailleux, le grain enrichit la consistance d'une émission attentive à l'impact de la déclamation chantée. La séduction sonore se met au service d'une expressivité nuancée.
L'homogénéité de la Messagère façonnée par Sylvie Bédouelle condense la saisissante sobriété de la funeste annonce, distillée avec une remarquable économie dans l'effet. Ces qualités se retrouvent dans les deux figures campées par Ana Quintans. Depuis les balcons, son Espérance fait éclore les harmonies mates de son babil, quand la réserve de sa Proserpine donne toute la mesure de la maîtrise d'un gosier bien calibré. Alejandro Meerapfel impose l'autorité patriarche de Pluton, sans appuyer inutilement le théâtre. Les notes résument également le Charon pleinement caverneux de Salvatore Vitale. Des quatre bergers, deux s'acquittent par ailleurs d'une autre incarnation. Diaphane, le contre-ténor Alessandro Giangrande cisèle un Apollon aérien, tandis que le ténor Nicholas Scott se fait le relais délicat de l'Echo des plaintes d'Orphée, et d'un Esprit. Aux côtés des deux autres bergers, Carlo Vistoli et Matteo Bellotto, le contre-ténor contrastant avec la basse, deux membres du Chœur de Chambre de Namur, à la fois lisible et charnu, Estelle Lefort et Philippe Favette, se détachent des effectifs chorals pour les apparitions respectives d'une nymphe et d'un esprit.
Fin connaisseur de la partition et de l'esthétique montéverdienne, Leonardo García Alarcón restitue, avec la complicité de ses musiciens de la Cappella Mediterranea, les saveurs de l'Orfeo. L'inventivité du chef argentin s'entend dans la vitalité d'un continuo où se distinguent le dulcian (basson ancien) ou encore l'archiluth et la guitare. Dès la fanfare augurale, le dosage des effets et de la spatialisation signalent un sens aiguisé de la construction formelle et de la progression dramatique. Si l'Orfeo est le premier opéra majeur de l'Histoire, toute sa veine théâtrale coule dans la musique. La présente lecture en livre la quintessence, que le public versaillais a pu applaudir, avant que les mélomanes ne la retrouvent dans quelques mois par une gravure discographique.