Saül de Haendel par Barrie Kosky au Théâtre du Châtelet
Créé
en 1739, l'oratorio retrace le déclin de Saül, premier Roi
d'Israël, et l'ascension de David qui, ayant vaincu Goliath, suscite
chez le Roi une jalousie sans bornes et le fait sombrer dans la
folie (lire l'argument ici). Donner
une version scénique d'un oratorio prévu pour une exécution de
concert est en soi une gageure : au metteur en scène de savoir
dramatiser l'œuvre –la difficulté étant de ne pas tomber dans
le pathos et d'être fidèle à sa grandeur tout en restituant avec
précision sa diversité formelle. Pour ce faire, Barrie Kosky joue pleinement la carte
du grand spectacle. Six
danseurs électrisés par Otto Pichler se détachent de la foule et
ondulent des hanches, entre Elvis et Bob Fosse. Dès le lever du
rideau, Kosky fait
contraster son décor dépouillé avec des scènes saisissantes et
des costumes fastueux, inspirés du XVIIIe, créés par Katrin Lea Tag.
Christopher Purves étant souffrant, il le joue tout de même sur scène et c'est le jeune baryton Ukrainien Igor Mostovoi qui reprend le rôle-titre et le chante depuis la fosse avec une voix bien timbrée et une diction qui pourrait être anglaise. Si son impact atteint un maximum d'intensité dans le féroce “With rage I shall burst”, ses notes tenues sont parfois un peu brèves et manquent de générosité. Christopher Purves, sur scène, intègre la maladie mentale comme une seconde nature avec une implication dramatique assez moderne –rien d'étonnant vu son parcours éclectique, allant du baroque au contemporain sous toutes ses formes.
Le contre-ténor Christopher Ainslie, qui a déjà incarné David, interprète le “Oh Lord, whose mercies numberless” avec la pureté voulue et des vocalises agiles débouchant sur l'apaisement de résolutions pleines de souffle malgré la longueur des phrases : sa délicatesse et sa sensibilité renversent le public qui lui réserve à juste titre un accueil triomphal. Karina Gauvin prête à Merab, l'implacable aînée de Saül, son medium charnu et sa vaste tessiture d'une forte présence. Sa voix d'ordinaire si chaleureuse sait se faire tranchante pour ce rôle à contre-emploi. Anna Devin, qui incarne sa tendre cadette Michal, se démarque nettement par sa tendresse veloutée, et file des notes particulièrement suaves qui s'illuminent dans les passages colorature qu'elle traverse et dont elle se joue impeccablement. Dans le rôle de Jonathan, le fils du tyran, Benjamin Hulett est remplacé au pied levé par le jeune ténor David Shaw : choriste à Glyndebourne, ce dernier a déjà incarné quelques personnages mineurs. Il fait preuve d'une faculté pour être incisif dans les climax dramatiques et privilégier la beauté de la ligne, même s'il manque un peu d'ampleur dans les mélismes.
La mise en scène prévoit ici d'attribuer à un seul ténor les rôles du Grand Prêtre, du Général Abner, de l'Amalécite et de l'Édomite Doeg. Résultat, une apparition scénique protéiforme du jeune Stuart Jackson qui se glisse dans chacun d'eux, alternant voix de poitrine au timbre percutant et voix de tête pour être, à chaque fois, confondant de vérité. Grâce à l'ambiguïté de son vibrato, John Graham-Hall révèle toute l'androgynie de la Sorcière d'Endor, figure shakespearienne et cauchemardesque sortie du cerveau malade du Roi. Il déploie toute l'étendue de sa voix souple et claire, son engagement scénique lui permettant d'endosser l'hystérie de ce fantasme angoissé. Fervent de l'œuvre de Britten, il est à l'aise dans cet emploi à la limite de l'expressionnisme, et s'amuse à grossir le trait dans des excès contrôlés.
Directeur du festival Haendel de Göttigen, spécialiste des instruments anciens et au pupitre des plus prestigieux opéras, Laurence Cummings est assurément chez lui dans l’univers haendélien. Sous la baguette experte, les gestes amples et les regards motivants du chef britannique, l'orchestre pousse l'excitation à son comble tout en soutenant délicatement la poésie des lamentations. Cummings assure la partie d'orgue dont les interventions requièrent beaucoup de virtuosité. Le carillon et la harpe trouvent leur juste place à côté des timbales, et dans la Marche funèbre, l'alternance des flûtes et des trombones se fait en souplesse, avec la singularité voulue. Chaque moment est intense, chaque phrase est pensée pour élargir l'intention du phrasé, et la précision du jeu captive l'auditoire tout au long de l'oratorio.
Haendel fait ici la part belle au chœur qui commente l'action en permanence et dépeint toute la gamme des affects. Constitué par Les Talens Lyriques et individualisé par des costumes spécifiques, ce chœur du peuple d'Israël est jubilatoire, synchrone, très engagé dans le jeu. Dans l'air de l'Envie, son dialogue avec Saül prend l'allure d'un harcèlement sous-tendu par le martèlement d'une cadence impitoyable. Le public perçoit bien les couleurs des différents pupitres efficacement soutenus par les basses. Pendant le célèbre “Mourn Israel”, l'expressivité du groupe remplit la salle d'une émotion palpable.
Barrie Kosky, qui se voit lui-même comme un “minimaliste extravagant”, respecte dans le détail cette partition qui, deux ans avant le Messie, illustre pleinement l'art de Haendel et son goût de la théâtralité. Laurence Cummings et lui rivalisent pour interpréter les liens subtils que le compositeur a tissés entre psychologie et musique : réenchanté, l'oratorio baroque devient une expérience exaltante que le public, enchaînant les ovations, salue avec frénésie.