24 nuances d’Hiver pour le Voyage de Schubert et Preljocaj à Nantes
Tout
est sombre : les costumes, le fond de scène, le sol recouvert d’une
poussière noire, la lumière du froid soleil d’hiver. Thomas Tatzl entonne d’une voix humble
mais d’emblée émouvante Gute
Nacht (Bonne nuit) le premier des 24
Lieder de ce cycle. S’instaure de suite un climat de profonde
mélancolie en adéquation avec le texte mais aussi avec la danse :
des corps inertes sur scène, recouverts de cette poussière, sont
extraits de terre par des danseuses "vivantes", telle
une résurrection. Le voyage peut alors commencer.
Un voyage imaginé comme « un jardin d’hiver », un lieu
où l’hiver est présent mais aussi les prémices des autres
saisons, en fait le voyage de la vie.
Le baryton-basse autrichien Thomas Tatzl chante tout en retenue, apaisé, intériorisé, sans résistance, ni démonstration d’effets théâtraux. Désespoir et résignation sont perceptibles grâce à un camaïeu d’ombres dans sa voix très homogène au timbre velouté où de légers sanglots (par de petits vibratos choisis) sont audibles. La déclamation est un modèle, la compréhension également, la ligne mélodique souple et naturelle grâce à un legato soigné, les nuances sont subtiles, présentes sans excès, juste là où il faut pour éviter toute monochromie (comme les lumières d'Éric Soyer). S’en dégage tendresse, émotion jusqu'au dépouillement de l'ultime Lied, Le Joueur de vielle. Plutôt voyageur narrateur, placé en bas de scène, il prend une certaine distanciation tout en respectant les notations du compositeur. Le pianiste James Vaughan est en phase avec le chanteur : d’une grande musicalité, à l’écoute, il accompagne le voyageur avec équilibre, installe les climats de chaque Lied par une rythmique précise et une palette de couleurs, notamment dans ces fameux éclairages Majeur/mineur propres à Schubert.
Même si Angelin Preljocaj affirme ne pas avoir voulu faire une traduction littérale du texte sur le plateau et préférer une scénographie abstraite (conçue par Constance Guisset), les allusions au texte ou à l’esprit du Lied sont nombreuses et le rapport entre chant et danse est fortement pensé. Certes, les gestes ne miment pas les mots de l’amoureux éconduit mais chacune des 24 mini-chorégraphies (une pour chaque poème chanté, appelé Lied) suggère une idée permettant de saisir le sens du texte. Femmes aux jupes virevoltantes agitant un éventail pour l’esprit changeant de la séductrice bien-aimée (La Girouette), corps pesants, traînés au sol pour rappeler le poids de la vie et l’homme qui se force à aller de l’avant dans Le Dégel. Toute la première partie est noire, la couleur n’apparaissant que par petites touches dans les justaucorps des danseuses, mas pas à n’importe quel moment : dans Repos, lorsque la femme jette les corps hors de scène et demeure seule (« égaré, le poète perd la raison »). Dans la deuxième partie, la lumière varie davantage, toujours très appropriée. Elle devient plus chaude, orangée, rouge passion, s’intensifie dans Dernier espoir où sur les arbres apparaissent quelques feuilles colorées. Le ciel dans Matin orageux se teinte de couleurs arc-en-ciel avant d'éblouir par Les trois Soleils mystérieux de l’avant-dernier Lied pour s’atténuer progressivement et redevenir glacial.
Les danseuses sont vêtues de robes parachutes aux couleurs vives, tandis que l'une d'elles effectue des signaux, montre des directions à la manière d'un aiguilleur du ciel. Ce qui peut surprendre renvoie au ciel de Schubert, l’au-delà de la mort, le paradis, lieu d’innocence, de tendresse, lieu où se retrouvent ceux qui se sont aimés sur Terre. Délestées de leur corps, les âmes se sont choisies et peuvent donner libre cours à leur affection, ne former qu’un quel que soit leur sexe. C’est dans ce sens qu’Angelin Preljocaj a choisi de gommer les genres en habillant les hommes de jupes sur certains passages. Les 24 chants sont aussi déclinés par les 12 danseurs (6 femmes, 6 hommes), qui jouent et rejouent la partition du couple, lui, elle, multipliés par deux, trois, ou six, décuplant l’amour perdu, en parfaite synchronisation. Rarement les danseurs se désolidarisent. C’est alors pour apporter une parenthèse narrative comme ce moment où ils prennent des pauses de statues, les femmes encadrées par une découpe de lumière les plaçant sur un piédestal symbolique. Ou encore s’unissent telle une meute de chiens pour « aboyer » au Village !
La danse est variée, savante, demandant une grande dextérité de la part du Ballet Preljocaj. Cette danse macabre où corps et esprit se vident peu à peu de leur vitalité déploie une pleine maîtrise des sauts, portés, déplacements, passages au sol en lenteur, avec aisance et fluidité. Finalement, il neige à nouveau, doucement. Surgissent alors des silhouettes virginales aux allures fantomatiques. Elles encerclent les hommes à terre, inertes, vêtus de noir et les recouvrent de poussière de neige irisée. Le spectacle se termine sur cette image de mort à la fois satinée et glaciale.
Le public bouleversé applaudit chaleureusement la représentation.