Wozzeck complexe et percutant en direct du Metropolitan Opera
L’œuvre expressionniste écrite et composée par Berg durant les heures les plus sombres de la Première Guerre Mondiale trouve dans la proposition de William Kentridge une traduction scénique faite d’accumulations d’images et de sens qui coïncident avec la période d’écriture. Comme une plongée dans le cerveau torturé de Wozzeck, rempli d’illustrations morbides et de visions sinistres, le traumatisme de la guerre est présent partout et tout le temps à travers la projection de dessins au fusain et de films sur une toile tendue sur la scène ou directement sur l’ensemble du décor. Personnages désarticulés, champs de batailles et gueules cassées côtoient les chœurs du Met cachés derrière des masques à gaz et évoluant dans l’atmosphère très sombre de la scène.
À ce foisonnement d’images répond le décor, composé d’un enchevêtrement de passerelles courant depuis le fond de scène jusqu’à l’avant et créant une unité entre l’espace intérieur (la maison de Wozzeck et Marie, la taverne) et extérieur (la rue, la forêt puis l’étang).
La multiplication de sollicitations visuelles et sonores plonge le spectateur au cœur du trouble des personnages, la scénographie n’octroyant aucun répit à l’œil et les tableaux s’enchaînant les uns avec les autres sans interruption. Les costumes constituent les seules couleurs de l’ensemble, comme autant de taches de peinture sur fond gris, Wozzeck dans un uniforme verdâtre, Marie à l’opposé en tunique rouge tandis que les personnages qui gravitent autour d’eux sont pour la plupart tournés en dérision et en ridicule (le Capitaine, le Médecin et le Tambour-major). L’enfant est quant à lui en dehors de toute humanité, sous la forme d’une marionnette dont le visage évoque là encore l’aspect d’un masque à gaz, dispositif qui empêche le spectateur d’éprouver de la compassion à son égard.
Confiée au Directeur musical du Met, Yannick Nézet-Séguin, la fosse est menée avec précision et application de bout en bout. Une attention particulière est portée aux équilibres entre les pupitres ainsi qu’à la progression dramatique orchestrale qui atteint son apogée dans la dernière partie.
Homogène en qualité et en intention dramatique, la distribution vocale se confronte à la difficulté de l’œuvre avec confiance. Ainsi, si Andrew Staples (Andres) montre un visage inquiet face aux hallucinations de Wozzeck, la voix est assurée et mélodieuse dans tous les registres. Le duo d’ouvriers faussement comique formé par David Crawford et Miles Mykkanen s’investit dans son unique intervention avec enthousiasme, accompagné par l’orchestre de scène. Entreprenant de laver le plateau avec énergie à chacune de ses entrées, la Margret de Tamara Mumford semble être la seule à conserver une certaine lucidité sur les événements. Elle met en lumière le meurtre de Wozzeck en émettant des graves sonores et affirmés tout en appuyant l’intention dramatique de la scène.
Christopher Ventris est un Tambour-Major au timbre élégant, contrastant avec l’allure potache du personnage, toujours encombré d’un gros sac à dos militaire. Le chanteur sait nuancer ses intentions vocales, dans la séduction (acte I) comme dans la provocation (acte III).
Stéthoscope de laiton démesuré autour du cou et lampe frontale sur la tête, le médecin de Christian van Horn inquiète déjà par son allure de savant fou avant de déployer sa voix rocailleuse et ferme dans l’interrogatoire qu’il impose à Wozzeck. Le Capitaine bonhomme au faux-air d'Hercule Poirot campé par Gerhard Siegel est un condensé de cruauté mesquine et hautaine. De sa voix claire et piquante, il raille Wozzeck dans des éclats de rire sarcastiques ou d’une voix plus franche et toujours moqueuse.
Elza van den Heever (dont c’est également la prise de rôle) incarne une Marie revêche et décidée, à la voix présente, subtile quand elle s’adresse à son enfant, puis ferme quand elle se refuse une première fois au Tambour-Major. L’ensemble du registre est projeté avec la même intensité et la chanteuse apporte également beaucoup de nuances dans son jeu, son personnage évoluant des rires aux larmes, de la danse dans la taverne à la scène de l’étang.
Enfin, le premier Wozzeck de Peter Mattei est un être morne aux traits tirés dont aucun sourire ne vient modifier l’apparence. Passif face aux brimades de ses supérieurs militaires, il paraît résigné et en-dehors de lui-même dès la première scène. Complètement investi dans le rôle, le chanteur semble habité par les tourments du personnage et il offre une prestation vocale aboutie, dans les cris comme dans les moments plus recueillis, la voix au timbre coloré toujours emprunte de musicalité et de dramatisme.
Le spectacle est très largement applaudi par le public new-yorkais, totalement immergé dans cette ambiance de fin du monde dont tous les paramètres concourent au réalisme le plus dérangeant.