La Bohème à Londres, la fumée de mille cheminées
Les représentations de La Bohème de Puccini à Covent Garden ont été dominées pendant le demi-siècle dernier par la production de John Copley (sans interruption entre 1974 et 2015 : la plus longue de tous les temps in loco et enregistrée deux fois, en vidéo en 1982 et en DVD en 2009). Un record pour Londres, mais nettement battu ailleurs par la production de Zeffirelli, encore et toujours à l'affiche depuis 1963.
La nouvelle production de Richard Jones présentée en 2017 avait donc de sacrés souliers à remplir et le public réserve à sa reprise un accueil tout à fait honorable, voire davantage. Cela est notamment dû à son réalisme scénographique (Stewart Thomas Laing) avec des éclairages modernes dans l'esthétisme et la poésie (Mimi Jordan Sherin), ainsi qu'une scène mobile, qui propose une performance soignée et fluide.
Loin de reproduire les représentations réalistes du Paris de Louis-Philippe, Richard Jones concentre l'espace scénique, plaçant l'action des Actes I et IV dans une minuscule mansarde de bois clair au milieu de la grande scène du Covent Garden. L'intimité entre Rodolfo et Mimì en sort renforcée, de même que la vie en communauté de la joyeuse bande bohémienne. La Barrière de l'enfer est aussi froide et peu accueillante que son nom l'indique bien, le joyau de la production brillant d'autant plus pour le deuxième acte : les somptueuses représentations de passages parisiens au cœur du monde social XIXe siècle, les défilés militaires dont se moque Schaunard et bien sûr le Café Momus qui déploie le bourdonnement de ses historiques modèles (Terminus Nord ou Au Petit Riche).
Les voix égalent ces décors. Remplaçant au pied levé Sonya Yoncheva (indisposée) dans le rôle de Mimì, Simona Mihai connait ce rôle pour l'avoir tenu dans cette production en 2017 et 2018. Les registres soyeux du haut médium capturent la jeune ingénue. Même sa subtile toux tuberculeuse ne gêne guère un arioso sans effort, et dans le dernier acte, un tour de force sur ses changements de caractères, alors qu'elle s'endort et meurt. Simona Mihai prouvera sa ductilité en revenant dans le rôle de Musetta pour la deuxième distribution de cette production en février 2020.
Ce soir, ce rôle de Musetta est interprété par Aida Garifullina, qui contrôle entièrement les aigus de sa voix, comme les hommes qui l'entourent, à commencer par son amant Alcindoro (Eddie Wade au récit distingué, long et convaincu sur le plan vocal). La voix de la soprano russe est souple et élégante, avec une gamme de couleurs maîtrisée. Le sommet de son intensité surgit toutefois lors de sa petite prière, "Madonna benedetta, fate la grazia" : elle sait alors que Mimi ne se réveillera plus et elle fige entièrement l'action et l'assistance en ajustant la légèreté de son registre à la ligne assurée et ténue de Puccini.
Charles Castronovo livre un Rodolfo puissant non seulement dans les grands solos mais aussi dans les ensembles. Il révèle une large gamme, une voix de poitrine affermie et un registre de tête très varié. Il est certes en concurrence dans les ensembles masculins avec les barytons Andrzej Filonczyk et Gyula Nagy, sonores et affermis (a fortiori dans l'exiguïté sonore de la mansarde) mais respectivement théâtral et finement articulé dans les rôles de Marcello et Schaunard, ainsi que la basse de Peter Kellner dans le rôle de Colline. Dans son air du manteau, ce dernier suspend lui aussi le temps et l'action par une complainte au pathos allongé. Les quatre hommes sont rejoints par un Jeremy White plein d'esprit en propriétaire Benoît, avec sa basse extrêmement élégante qui fige l'univers sonore.
John Morrissey et Thomas Barnard présentent un agent des douanes et un sergent au visage de pierre dans l'acte III, avec la neutralité que la production exige, tandis qu'Andrew Macnair anime pleinement, vocalement et scéniquement, le rôle de Parpignol.
Le chef d'orchestre Emmanuel Villaume prend le temps de s'installer sur des tempi adéquats. La direction musicale est sûre dans ses intentions vis-à-vis des instruments et dans son soutien des chanteurs. Le chœur maison est également en pleine forme, complémenté par une bonne douzaine de surnuméraires et une fringante phalange de chœurs d'enfants.