Orlando furieusement amoureux au TCE
Roland, Chevalier de Charlemagne, a notamment inspiré la légendaire "Chanson de Roland" dans la littérature médiévale (XIe siècle, au moment de la première croisade), puis en Italie Orlando innamorato (par Boiardo au XVe siècle) et Orlando furioso (Ariosto au XVIe siècle). Autant de caractères qui sont magnifiés ce soir dans cette interprétation élyséenne de l'opéra créé par Haendel en 1733.
Les solistes entrent déjà en scène avec ces caractères, dans une attitude seyante à leur personnage. Certes, ils ont leur partition sous le bras, mais ils la posent sur le pupitre et la lisent fort peu, afin de déployer leur incarnation en lien direct avec le public. Cela est notamment remarquable pour ce qui concerne Christophe Dumaux, en raison de l'importance capitale du rôle-titre qu'il tient, mais de surcroît car il remplace ici Franco Fagioli initialement prévu. Le contre-ténor français (revu le mois dernier pour le Grand Concert Anniversaire Gala des Arts Florissants à la Philharmonie) compose d'abord sa prestation comme sur une page blanche, avec des lignes peu expressives, privilégiant la continuité dans l'appui vocal, l'homogénéité du vibrato et des articulations. Le volume et les intentions scéniques restent de fait mesurés mais l'artiste les anime au fil de ses entrées et sorties de scène (y compris pour une seule phrase), jusqu'à déployer les sentiments échevelés du personnage dans la seconde partie de ce qui devient un spectacle d'artificier. Son Orlando murmure, siffle, persifle et hurle même, par des cris lyriques. Une énergie communicative pour tout le plateau et l'intensité de l'acclamation publique.
Pour autant, la soirée couronne, à l'applaudimètre et à la richesse des nuances, l'Angelica interprétée par Kathryn Lewek. La soprano qui a triomphé au dernier Festival de Salzbourg en Eurydice dans Orphée aux Enfers par Barrie Kosky (vidéo intégrale) et qui sera Lucia di Lammermoor à Nice en mai (réservations) entre sur scène radieuse et confiante. La voix opulente est d'une précision adamantine, polie dans la ligne, noblement brute dans l’épaisseur de corps vocal et même de quelques soupirs expressifs. Elle vibre sur toute la tessiture d'aigus colorés, agiles, jusqu'aux graves profondément assis. Graves qui font même résonner ceux de la contralto à ses côtés : le rôle en pantalon de Medoro est en effet (ce soir en tous les cas) trop grave pour Delphine Galou, pour la tenue et les appuis vocaux. La projection en est restreinte, les lignes très droites jusqu'à en être râpeuses mais l'orchestre lui offre des ralentis pour adoucir le timbre.
John Chest effectue également un remplacement (Luca Pisaroni était initialement prévu en Zoroastro). Sa mission consiste à ouvrir le drame et à le mener vers sa conclusion. Il effectue son office avec un appui éclatant de baryton mais il lui manque un peu les notes graves, beaucoup l'appui et les couleurs de ce personnage tirant vers la basse. Son corps de voix est toutefois présent et tenu avec certitude, sans éclats de volume mais avec des appuis de mâchoire qui donnent les accents aux lignes et le caractère au personnage, le tout filé sur un long souffle. Nuria Rial est une tendre bergère Dorinda, élégante pastourelle de robe comme de robe vocale. Ponctué de silences intenses, son aigu suspendu suspend le temps et le souffle de l'auditoire. Cependant, ses aigus sont projetés (sans être pleinement contrôlés) lorsque la nuance exige davantage d'épaisseur que son volume mesuré.
Le chef Francesco Corti est aussi furieusement animé par la direction, aussi bien assis en jouant au clavecin (splendide instrument d'or et d'ébène trônant au centre de la scène), que debout, et la plupart du temps bondissant entre ces deux stations. L'orchestre Il Pomo d’Oro ainsi furieusement animé, les archets sont écrasés dans les appuis (notamment les entrées fuguées) et projetés à tous crins dans les élans. Les deux bois, deux cuivres, deux théorbes sont dans cet esprit d'un Orlando furioso, mais ils guident aussi Orlando amoroso avec doux trilles et tenues filées. La soirée conserve cet enchaînement d'animation époustouflant avec de grands et rapides crescendi montant immédiatement après les fréquents et subits pianissimi. De quoi emporter l'auditoire et porter les acclamations.
Toujours aussi nombreux malgré les grèves de transports, le public du Théâtre des Champs-Élysées (lieu certes bien desservi par des lignes automatisées) fait un triomphe à ce spectacle dont il aura très chaleureusement applaudi tous les airs.