Les Arts Florissants, Gala des 40 ans à la Philharmonie
Odyssée baroque, en effet, voilà qui définit aussi bien le programme de ce concert-gala, que l'histoire de cet ensemble et de ses interprètes internationaux. Instrumentistes et chanteurs sont réunis ce soir, mêlant leurs origines et leurs accents à travers les générations : compagnons de route de la première heure, noms désormais renommés, révélations et jeunes pousses du Jardin des voix (l'incubateur musical des Arts Florissants formant les prochains solistes) et même les jeunes élèves de Christie venus de la Juilliard School. Toutes et tous sont réunis pour traverser les continents dans un programme aussi européen que l'ADN des Arts Flo : les morceaux très nombreux et variés composent deux parties au concert. La première en Angleterre avec le compositeur national Purcell et le compositeur nationalisé sujet anglais (le Caro Sassone-cher Saxon, comme le nomme l'Europe) qui fait aussi bien chanter en anglais qu'en italien, Haendel. La deuxième en France avec Marc-Antoine Charpentier (bien entendu pour un extrait de l'opéra Les Arts Florissans qui a donné son nom à cet ensemble), Honoré D'Ambruys (rappel des raretés exhumées par les baroqueux), Jean-Baptiste Lully et Jean-Philippe Rameau. La soirée chante réjouissances, bonheurs, Fêtes (d'Hébé) et merveilles, Roi (Arthur) et Reine (des Fées), "Amour du ciel et de la Terre", "merry bells ring round", "Welcome to all the pleasures", "Happy Happy day". La soirée ouvre tel un couronnement ou un match de Ligue des Champions (avec Zadok the priest qui a inspiré l'hymne footballistique).
Si la fin du concert est comme une version concentrée des Indes Galantes (enchaînant 7 scènes et l'Air des Sauvages), tout le concert Gala est pensé comme un opéra imaginaire. Cela se ressent dans l'énergie collective, cela s'entend par la cohérence musicale de la diversité, cela se voit dans le jeu très expressif des chanteurs. Seuls comme à plusieurs, ils parcourent la scène en tapinois ou bondissant, rampant ou traversant les rangs de pupitres comme des bosquets, aussi investis dans les récitatifs que les airs.
Les choix de morceaux sont infiniment variés en formes et caractères, une immense compilation composée sur un siècle de musique baroque, interprétée sur quatre décennies par Les Arts Florissants. Les caractères plongent dans la tendre berceuse en trio, "Dormons, dormons tous" qui s'endort un peu sur la justesse mais figure la douceur orphique. Thomas Dunford tout en jouant de son théorbe, s'assied et chemine avec Marc Mauillon, dont le chant récité cherche alors les graves infernaux qui manquent à son "Pluton inflexible". Il sait toutefois rappeler la ductilité de sa tessiture par la souplesse de son phrasé montant vers le ténor et posant l'ancrage barytonnant des ensembles. Lisandro Abadie n'appuie en effet pas la noirceur ni le volume de ses graves de basse, mais son phrasé est souplement contouré, avec une petite part revêche pour l'expressivité du timbre. Christophe Dumaux n'a pas la voix de contre-ténor aussi fournie que sa barbe, ses graves sont allégés et ses aigus appuyés mais le phrasé intense est très articulé, animé avec constance. Le regard et le corps accompagnent -comme pour ses collègues- toutes les intentions du phrasé musical, preuve de la confiance instaurée au sein des Arts Flo et du travail préparatoire fait de concert avec William Christie.
Les sommets de tendresse et de tristesse dans les partitions choisies, sont confiés à la mezzo-soprano Lea Desandre. La conduite du soutien lui permet de tenir le fil mélodique à travers crescendo (de piano à mezzo piano) et decrescendo, jusqu'au bout de voix qui reste sûr. Les exhalations vengeresses sont dans l'intense retenue de ports de voix, la douceur couve la douleur. L'expressivité n'a pas besoin de volume, mais la bouche entrouverte qui intensifie les consonnes retient aussi la clarté de l'articulation italienne.
Les sommets d'expressivité sont déployés, projetés en cotillons constants par Sandrine Piau qui se déhanche, se trémousse, tourne-boule-vole à travers la scène, multipliant expressions rieuses et grimaces terrifiantes, sans que cela ne rompe sa ligne vocale de soprano. Cette ligne se fait douce, même dans les élans du corps et du visage, avec l'intensité conduite d'un phrasé au sein duquel se fondent les ornements de son chant comme l'accompagnement du traverso (flûte baroque).
Enfin, pour compléter la gamme des caractères offerts, Marcel Beekman fait plonger la soirée dans le grotesque grand-guignol en offrant un numéro de transformiste baroque, déguisé et maquillé en femme, travestissant avec autant de couches fardées une voix constamment déraillante. Bien plus rapide à se démaquiller que dans ses vocalises, il affirme cependant un volume sonore et soutenu, mais peu intelligible (changeant d'intention et d'accent anglo-saxon de phrase en phrase).
Symbole d'un passage de relais en cours pour cet ensemble et à l'occasion de ce week-end anniversaire à la Philharmonie de Paris, William Christie rejoint le clavecin et cède ainsi la direction de quelques morceaux à Paul Agnew, qu'il vient de nommer co-directeur. Le passage de relais est encore incertain rythmiquement, le tutti ne sachant qui suivre entre la battue de Paul Agnew et le jeu de William Christie qui lui tourne le dos. Mais William Christie se retourne ensuite et regarde, littéralement bouche bée, les fruits de ses 40 années de travail, la relève qui s'anime avec un romantisme échevelé. William Christie reprend finalement la direction (et Paul Agnew son métier de chanteur). L'aîné chante constamment les paroles, pour guider les solistes vocaux qui viennent se coller à lui, mais aussi les instrumentistes dont il veut, toujours, des lignes chantantes.
Le public acclame chaque morceau, culminant -avant de tendres bis délicats- dans une Danse des Sauvages où la percussionniste entre en transe sur son tambour frappé de bâtons de pluie : telle est la dernière étape (avant les prochaines), le port d'Ithaque en la Philharmonie de Paris pour cette Odyssée baroque, dépassant allègrement les 3 heures de concerts (d'amitiés, de complicité) pour célébrer 40 ans d'Arts Florissants.