Marlène Baleine devient Marlène la Reine à l’Opéra national du Rhin
Basé sur le livre pour enfants de Davide Calì illustré par Sonja
Bougaeva, le livret d’Anna Wenzel raconte l’histoire de
Marlène, qui doit endurer la torture hebdomadaire de la séance de
piscine. Car, chaque mercredi, ses plongeons imposés se terminent
dans une si grande éclaboussure que les autres enfants l’affublent
du cruel sobriquet « Marlène Baleine ».
Les angoisses de Marlène sont apaisées grâce à la présence d’un maître nageur bienveillant, qui donne à la fillette toute la confiance qu’elle mérite par une simple phrase, « Nous sommes ce que nous pensons être ». L’enfant craintive et peu à l’aise, la victime toute trouvée, se transforme en fillette pleine d’entrain, sûre d’elle et lumineuse. Encouragée bruyamment par le très jeune public dans la salle, qui est happé par ses aventures, elle sautera finalement du plus haut plongeoir et sera même capable de moucher le monsieur inquiétant qui lui fait peur sur son trajet retour de la piscine.
La question douloureuse du harcèlement scolaire trouve ici une
exploration qui se met à la place des enfants et de leurs ressentis.
Le petit air ânonné par les camarades sur le livret « Marlène
est une baleine » rappelle au public, quel que soit son âge,
la cruauté des cours de récréation. Les performances sportives de
ceux qui en ont plus dans la tête que dans les jambes, les
railleries de l’"amie" qui se délecte de la
faiblesse de Marlène, tout cela disparaît lorsque l’enfant prend
confiance en elle. La réussite finale de l’héroïne cloue le bec
à tout ce méchant monde et parle à chaque enfant potentiellement
en proie à ces difficultés.
Dans la mise en scène-piscine réaliste entièrement recouverte de carrelage bleu et blanc avec un cadre découpé pour le fond du bassin, des ondulations en vidéo se déploient sur les côtés. Les ondulations disparaissent lorsque Marlène prend confiance en elle, laissant la place au Rêve du Douanier Rousseau côtés cour et jardin quand elle décide que la douche froide de la piscine est chaude et l’ambiance tropicale. L’onirisme de la mise en scène se déploie par petites touches. Les gouttes qui tombent sur Marlène sont figurées par de petites perles blanches, l'homme inquiétant est un monstre bossu, gigantesque, affublé d’un costume marron, ayant la même tête que son petit carlin en laisse. Le réalisme est aussi de mise par les costumes, maillots de bain, bonnets, sacs d’école, cirés jaunes et duffel coats.
En plus de prouver au jeune public que la tolérance est importante et que la confiance en soi s’apprend, pour peu qu’un adulte bienveillant soit là pour montrer le chemin, l’œuvre ouvre des horizons musicaux aux fraîches oreilles, en faisant le pari d’associer des pièces de la Renaissance à un livret résolument moderne et contemporain. Le résultat les fascine visiblement, du « Mauvais mercredi » chanté par la mezzo-soprano Eugénie Joneau sur la mélodie de Mit ganzen Willen wünsch ich dir, pièce anonyme composée vers 1460, à la « Super baleine » finale sur la mélodie de Scaramella va alla guerra de Josquin des Prés (vers 1450-1521).
Trois musiciennes de La Chapelle Rhénane, qui campent aussi les camarades railleuses, se partagent la scène, Clémence Schaming au violon, Marie-Andrée Joerger à l’accordéon, Liselotte Émery au cornet & à la flûte à bec. La précision est constante, la couleur légère des airs est accentuée par les mouvements des musiciennes, qui virevoltent avec leurs instruments quand elles ne s’élancent pas des plongeoirs. Tout aussi virevoltant et gracieux, le danseur Florentin Poulain, formé au Conservatoire de Strasbourg, enchaîne les mouvements de nage d’Elliott, le seul gentil camarade de Marlène, ou les pas de danse des personnages oniriques qu’elle se représente pour se donner du courage : poisson, oiseau et même Statue de la Liberté, joli clin d’œil, dans le Théâtre Municipal de Colmar, au plus célèbre enfant de la ville (le sculpteur Auguste Bartholdi).
Eugénie Joneau incarne pleinement l’héroïne décomplexée, dans ses airs comme dans son jeu de scène, engoncée dans un costume qui accentue les rondeurs de Marlène. La clarté de sa diction dispense de regarder le sur-titrage. Les aigus s’adaptent au ressenti du personnage, doux ou nerveux allant de pair avec les angoisses, chaleureux et lumineux lorsqu’elle sourit enfin et va vers la lumière. Les mediums et graves s’enchaînent sans difficulté.
L’"amie", la soprano Clara Guillon, offre des aigus railleurs à souhait, volontairement aigres, accentuant la nasalité des "on" dans sa méchanceté, renforçant à dessein la lourdeur moqueuse envers Marlène. Lorsqu’elle reste stupéfaite par les nouvelles capacités physiques de la "baleine", le timbre final évacue la raillerie et laisse place à des aigus chaleureux qui transposent efficacement la prise de conscience et la tolérance enfin acquise.
Le baryton américain Jacob Scharfman a le rôle double du maître nageur et du monsieur patibulaire. En maître nageur, le timbre, chanté ou parlé, légèrement teinté d’une couleur anglophone, est puissant d’autorité pour imposer l’ordre de passage des enfants vers le plongeoir, mais les mediums réconfortent Marlène et lui ouvrent de nouvelles perspectives. En type revêche, le visage recouvert d’un masque, la projection reste claire, mais le timbre est volontairement plaintif et inquiétant lorsqu’il se plaint d’être « tout seul avec [s]on chien », et joue sur le vibrato des mediums et des graves pour renforcer l’aspect malsain du personnage-monstre.
La mise en scène ainsi que le plateau vocal et instrumental sont pleinement acclamés par le jeune public, qui se réjouit du triomphe de Marlène, la nouvelle reine des bassins. Le public adulte se rappellera, alors que vient d'être nommé son successeur, qu’Eva Kleinitz s’était enthousiasmée pour le livret d’Anna Wenzel et son choix de musiques de la Renaissance. Il lui doit, à elle aussi, une partie du plaisir éprouvé pendant cette représentation.