Les Fantômes de Versailles reviennent (enc)hanter leur Château
Beaumarchais, Marie-Antoinette et Louis XVI sont réunis au purgatoire, mais le célèbre auteur propose de sauver le couple Royal. Comme s'il était condamné à sauver les aristocrates dont il dénonçait les privilèges dans ses pièces, pour changer leur destin et réécrire l'Histoire, il va réécrire ses propres histoires et remettre en scène le Comte et la Comtesse Almaviva, Figaro, Suzanne et autres personnages issus de sa fameuse trilogie (Le Barbier de Séville, Le Mariage de Figaro et La Mère coupable). Ils doivent revivre leurs aventures durant l'époque révolutionnaire, tout en trouvant des preuves ou un stratagème permettant d'innocenter Marie-Antoinette (notamment en faisant récupérer par un Figaro qui deviendrait étonnamment royaliste, le fameux Collier de la Reine, ayant causé un scandale, voire précipité la chute du couple royal).
Les trois héros-fantômes (Beaumarchais, Marie-Antoinette et Louis XVI) accompagnés d'une poignée de leurs courtisans sont à l'avant-scène, devant un rideau. Beaumarchais le fait écarter en dramaturge qu'il est, présentant ses personnages, dévoilant une série de tableaux ordonnancés en différents niveaux de profondeurs par les lumières de Robert Wierzel, avec figurants et danseuses (chorégraphies signées Eric Sean Fogel). Chaque tableau vivant est un opéra miniature avec un épisode de l'intrigue-stratagème, très riches costumes (griffés Nancy Leary), décors (n'hésitant pas à assumer l'apparente simplicité du théâtre de tréteau, touche artisanale devant la modernité de grands tableaux projetés en fond de scène par vidéo) et toutes ses couleurs musicales. La partition enchaîne ainsi des petites noces de Figaro à la Mozart, un mini-Barbier de Séville Rossinien, ou encore un opéra exotique. Les références et inspirations musicales avancent encore dans le temps avec des couleurs impressionnistes françaises (accords puisés chez Debussy, citations de Ravel certes aussi subtiles que les nombreuses allusions à des épisodes historiques ou littéraires parsemant cet opéra), puissances romantiques et post-romantiques allemandes. Le sonore se marie constamment au scénario et au visuel, une Walkyrie vient même sur scène dans sa tenue typique, aussi explicite et littérale que l'harmonie wagnérienne qui émane alors de la fosse. Les grands épisodes vocaux féminins rappellent l'immensité vocale du Strauss dramatique (Salomé, Elektra). Strauss est aussi une référence pour le processus scénique, le spectacle dans le spectacle, un public sur scène (comme dans Capriccio ou Ariane à Naxos). Ce procédé renforce de surcroît la fascination du public dans la salle qui s'identifie au public sur la scène, suit ses applaudissements, ses émerveillements et ses peurs. Beaumarchais et les aristocrates sont en effet immergés dans l'action puisqu'ils y risquent leur destin, leur tête. Ils sont bientôt immergés littéralement : Beaumarchais voyant son scénario lui échapper, ses acteurs se révolter, il franchit le rideau sur la scène et rentre dans son œuvre. Il semble d'abord en contrôler la destinée et manipuler ses personnages mais tout se retourne contre le créateur et il devient littéralement prisonnier de son spectacle, puis les aristocrates avec lui. Fort heureusement, la ruse de ses deux enfants chéris, Figaro et Susanna (qui n'hésitent jamais à user de stratagèmes sensuels, spirituels ou de coups de bâton) sauve l'ensemble des personnages (ceux de l'histoire de France comme ceux des pièces de Beaumarchais) du cachot révolutionnaire et par là-même du purgatoire.
La virtuosité de cette histoire qui superpose des plans si différents se retrouve dans la partition et l'interprétation musicale. À l'image de Beaumarchais narrateur revisitant le passé en une suite harmonieuse de tableaux (et rêvant même d'un futur utopique), la musique contemporaine qui sert d’abord à la narration (avec un parlé lyrique très expressif) introduit des musiques classiques, puis elles se mêlent ensemble pour progressivement fusionner. Les fantômes renaissent ce soir dans leur demeure Versaillaise, et pour un événement de marque : pour faire naître le tout nouvel Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles. Pour sa toute première prestation, cet ensemble peut déployer une immense richesse de timbres, avec des instruments occupant tout l'espace de la fosse. L'Orchestre symphonique lève des accords royaux et un contrepoint impeccable (fatiguant seulement en fin de soirée malgré l'attention constante et toujours précisément investie du chef Joseph Colaneri). La richesse est aussi dans les modes de jeu, à l'image générale de cette partition : depuis les accents baroques jusqu'aux effets contemporains bruitistes. Les pupitres des percussions sont très fournis, rythmant aussi bien les arias et ensembles que l'action sur scène et le chanté-parlé. Les récitatifs secs sont ponctués par la harpe délicate, les continuos portés au piano tandis que les interludes de Terreur vibrent au son d'un clavier électronique vrombissant.
La palette des richissimes voix solistes, sait tout autant marier des styles trempés. Chaque rôle doit balayer son registre, parcourir le spectre de ses hauteurs et nuances avec une prononciation impeccable. Jonathan Bryan en Beaumarchais a la voix de stentor qui sied à son caractère de démiurge : c'est lui le maître de l'histoire, le roi des intrigues. Bien davantage que Louis XVI auquel Peter Morgan n'en prête pas moins une voix royale, qui ne cède à personne quant aux graves, au souffle, à la noblesse de la ligne. Sa prestance est royale, à l'image de sa voix assise, comme sur un trône. Marie-Antoinette se doit d'offrir une performance royale à ce personnage historique et à cette partition qui exige un grave crépusculaire (pour monter sur l’échafaud) puis, parfois dans le même air immense, un aigu de colorature. Pour ce faire, la projection vocale de Yelena Dyachek est aussi sûre que le Destin inexorable qu'elle incarne puissamment.
Brian Wallin chante le Comte Almaviva, voix enracinée et accentuée mais qui sait aussi s'alléger vers l'aigu de haute-contre : une diversité de registres vocaux qui se traduit aussi par quelques instabilités dans la ligne, mais cela traduit aussi l'hypocrisie du personnage (reprochant à la Comtesse une infidélité dont il est également coupable), rendue nette comme son articulation. Rosina a bien mûri depuis les versions de Mozart et da Ponte (Les Noces de Figaro en 1786) et Les Barbiers de Séville (par Rossini & Cesare Sterbini en 1816, ou Paisiello & Petrosellini en 1782). Joanna Latini déploie pour elle une voix large comme les arceaux de sa robe aristocratique, aussi profonde et parfois sombre que sa couleur bleutée. Susanna aussi a désormais une voix extrêmement large : Kayla Siembieda architecture d'immenses lignes. Le soutien est abreuvé de souffle et d'appui, tout en sachant naviguer sur les vocalises.
Le couple de jeunes premiers, tendres amants, Florestine et Léon (les deux enfants qu'ont eus respectivement et séparément le Comte et la Comtesse) doivent eux aussi asseoir une très large palette vocale, même dans la fraîcheur vibrionnante d'Emily Misch et la suave clarté d'un très jeune gentilhomme passionné, Spencer Britten (deux jeunes voix déjà bien repérées outre-Atlantique : par New York pour la soprano et Montréal pour le ténor). Ben Schaefer a la complexe mission d'incarner Figaro, comme un fils jumeau de Beaumarchais. Il porte vocalement les différents styles de cet opus qui se définit comme un "grand opéra buffa", avec le déploiement très lyrique du Grand Opéra à la française mais au service d'une agilité et d'un humour (omniprésent) bouffon, ou quand la commedia dell'arte chante bel canto.
Pour cette terrible histoire, il fallait un affreux méchant : le comploteur voulant faire tomber les héros de Beaumarchais avec Louis XVI et Marie-Antoinette en devenant chef de la Terreur. Il est incarné par Christian Sanders avec une noirceur constante et totale, de son costume à sa voix sombre, sinueuse dans les couplets, fouettée par-dessus les cuivres (même s'il n'atteint pas le volume nécessaire pour percer la fosse comme Scarpia dans le Te Deum). Son Credo rappelle Iago, reniant Dieu et les hommes, ici pour glorifier le ver (même coupé en deux il vit encore : qualité fort utile du temps de la guillotine. Le grave doit aussi monter vers des aigus lyriques, appuyés mais que son interprète sait aussi alléger vers un parlé sinueux (au soutien intermittent).
Beaumarchais, ses fictions et les opéras qu'il engendre ce soir auront ainsi changé le cours de l'Histoire. Marie-Antoinette sait pourtant que son destin est scellé et elle décide, dans un retournement final et alors que sauvée, d'aller vers son sacrifice. Ou plutôt de regarder son double marcher vers le fond de scène et monter à l'échafaud entre les têtes sur des piques, rappelant la fin d'Andrea Chénier ou une Carmélite. Le rideau se baisse, pudique, avant que ne retentissent le couperet tranchant suivi par une Marseillaise. Mais ce n'est que le premier rideau qui s'est baissé et il reste donc devant lui Marie-Antoinette et Beaumarchais qui s'embrassent amoureusement, sous les acclamations du public versaillais retrouvant enfin ses fantômes.