Silence, on tourne ! Les Contes d’Hoffmann au Teatro Colón
Le traditionnel rideau rouge du Colón n’est pas en place. La figuration d’une toile peinte représentant des personnages mystérieux tirés de l’imaginaire hoffmannien s’ouvre et découvre le tournage d’un film. Un porte-voix enjoint une équipe (en français) à boucler la prise correspondant à l’entrée d’Hoffmann dans le café où l’attendent ses amis étudiants : maquilleuses, techniciens et machinistes s’affairent autour d’une caméra et d’une perche de prise de son, suite à la projection d’un générique et de bruitages caractéristiques du défilement d’une pellicule reproduite en filigrane. Matériel et accoutrement sont typiques de l’entre-deux-guerres : Hoffmann peut enfin descendre d’une rutilante décapotable d’époque, après l’avertissement de la Muse qui connaît une amusante variation de circonstance : « la Muse, si vous le permettez, sortira d'une auto. » (le Prologue dit normalement « d’un tonneau »).
Le plateau qui tourne comme un carrousel, mis en place par le metteur en scène argentin Eugenio Zanetti, est audacieux et habile : le spectacle pouvant être vu comme une représentation steampunk, puisqu’il est question de cinéma, où la réalité d’Hoffmann du début du XIXe siècle serait habitée par des inventions techniques propres au siècle suivant (projection vidéo d’un dirigeable, présence sur scène d’une automobile, exhibition du principe du cinématographe). Tout y participe : dans l’œuvre elle-même, les Contes d’Hoffmann et leurs inventions mécaniques anachroniques et fantastiques (les inventions de Spalanzani dont la poupée Olympia), l’obsession pour la « physique » présente dans le livret de Jules Barbier (contemporain de Jules Verne). Dans le spectacle également : les couleurs brun mordoré de bons nombres d’éléments de décor (Eugenio Zanetti), ainsi que les costumes des quatre vilains (cuirs et coiffe masculine Empire signés de Sebastián Sabas) et les lumières cuivrées enfin (Eli Sirlin) renvoient également à cette veine steampunk et à son esthétique. L’audace de cette mise en scène est également présente sous un angle érotique puisque la Venise de l’acte III est plutôt celle de Casanova, des couples dont la nudité est feinte s’adonnant à des jeux sexuels explicites dans une conception longitudinale de la scène volontairement provocante mais qui ne susciteront guère de réprobation lors de la montée sur scène d’Eugenio Zanetti, applaudi modérément.
De sa voix flûtée, la soprano américaine Rachele Gilmore affronte sans difficulté les vocalises de son Olympia. La pureté de son timbre, l’agilité de ses coloratures et l’assurance de ses projections comblent le public qui l’ovationne. La Française Sophie Koch, très attendue, est également très applaudie dans l’interprétation vocale et dramatique du rôle de Nicklausse. Sa voix de mezzo, à la fois chaleureuse dans les médiums et charmeuse dans des registres plus aigus, est forte, précisément posée et s’impose par de subtiles nuances dans le phrasé. La mezzo-soprano serbe Milijana Nikolic est une Giulietta appréciée, très à l’aise dans son rôle de courtisane. La voix est vive, lisse et filée, le timbre homogène et uniforme, même si la richesse harmonique de certaines projections aurait pu être plus accentuée. Virginia Tola (Antonia), soprano argentine, possède une voix haute et claire, azuréenne, caractérisée par un vibrato resserré et des projections tendues extrêmement puissantes. Sa prononciation du français est par contre un peu trop fermée. L’accueil du public est plus mitigé. Sa compatriote Gabriela Ceaglio (soprano) et la Chilienne María Luisa Merino Ronda (mezzo-soprano) font retentir la pureté de leurs projections avec les rôles secondaires respectifs de Stella et de la Voix de la mère d’Antonia.
Chez les protagonistes masculins, le ténor mexicain Ramón Vargas, très investi dans le rôle d’Hoffmann (et connu du public parisien dans ce rôle), porte la voix haute et fière, homogène sur toute la tessiture. La clarté du timbre, légèrement cuivré, est saine et autorise de puissantes envolées, sans efforts apparents, servies par un vibrato fermement maintenu. La basse de l’Espagnol Rubén Amoretti s’assure également un accueil remarqué : à l’engagement théâtral, servi par une diction irréprochable du français, correspond un chant solidement charpenté s’appuyant sur une voix grasse, d’assise large, profonde et caverneuse qui sied comme un gant aux quatre ennemis d’Hoffmann que sont Lindorf, Copelius, le Dr. Miracle et Dapertutto. Les Argentins ne sont pas absents : la voix barytonnante d’Omar Carrión est forte, ses effets dramatiques et vocaux rendent à Spalanzani le caractère piquant et mystérieux de ce personnage. La voix pleine et virile de la basse Alejandro Spies lui permet d’incarner un Crespel apprécié du public. Le ténor Osvaldo Peroni (Frantz / André / Cochenille / Pittichinaccio) s’illustre par ses projections puissantes et le caractère protéiforme et drolatique de son jeu théâtral. Le ténor Gabriel Renaud (Nathanael), le baryton Ernesto Bauer (Hermann), les basses Emiliano Bulacios (Schlemil) et Christían De Marco (Luther) assurent enfin chacun leur rôle vocal et théâtral avec conviction et dévouement.
Le Coro estable (chœur permanent) du Teatro Colón, fort applaudi par l’intermédiaire de son chef, Miguel Martínez, brille de toutes ses nuances et de son homogénéité pour former un personnage collectif vocal et théâtral de premier plan.
Les couleurs fastueuses de la scène ne trouvent guère d’équivalent dans la fosse, ni dans la gestion des volumes, ni dans l’expression des nuances propres à la musique française de cette époque, ni dans le respect des tempi. La gestuelle métronymique du chef mexicain Enrique Diemecke semble impuissante à éviter les flottements et atermoiements des musiciens à l’occasion des reprises de la Orquesta Estable du Teatro Colón. Des huées audibles dirigées contre celui qui occupe les fonctions multiples de Directeur artistique du Colón et de chef titulaire de la Orquesta Filarmónica de Buenos Aires, en plus de sa charge à la tête de l’orchestre symphonique de Flint (États-Unis), sanctionnent cette prestation. Coupez ! La synchronisation de la bande son n’est pas en place.