À Genève, Benjamin Appl magnifie le Voyage d'Hiver de Schubert
Avec
ce Winterreise (qui a donné lieu à une intéressante interprétation chorégraphique dernièrement à Aix-en-Provence), le
chanteur allemand de 36 ans trouve l'occasion de mettre en lumière
des dispositions vocales déjà fort solides et affirmées. Il faut
dire que Benjamin Appl a de qui tenir : avant de recevoir de nombreux
prix ces dernières années (prix Gramophone du « Jeune artiste
de l'année » en 2016, prix du « Talent émergent »
du Wigmore Hall de Londres la même année), le baryton a été l'un
des derniers élèves de Dietrich Fischer-Dieskau, dont il a hérité
autant du goût des récitals que du raffinement et de la sensibilité
pour exécuter ceux-ci.
Récital poignant
Pour ses débuts sur la scène du Grand Théâtre de Genève, Benjamin Appl livre ainsi un récital à la fois magnifié et poignant, pleinement marqué par le fatalisme et l'errance qui hantent les deux recueils de poèmes de Wilhelm Müller mis en musique par un Schubert à l'agonie (il mourra un an après la création de son Voyage d'hiver, en 1828). Dès les premières notes du Lied introductif (“Gute Nacht” Bonne nuit) jusqu'au dernier souffle du poète en déshérence (“Der Leiermann” Le Joueur de vielle), le baryton déploie une voix robuste et épanouie sur une large amplitude, avec des intonations volontiers chaudes et satinées. Le medium est charnu et le grave profond. Même les aigus (vaillants au besoin) ne dépareillent pas dans l'homogénéité des registres. Sur le fil d'un ravissant legato, la souplesse dans l'expression des nuances est remarquée, elle aussi, des sons puissamment projetés aux deux extrémités de la tessiture côtoyant des notes plus chatoyantes émises avec une maîtrise du mezza voce. À ce titre, le Lied du Tilleul (“Der Lindenbaum”) est un modèle de chant aérien et évanescent.
Aux côtés de Graham Johnson, pianiste émérite à la carrière déjà bien remplie (il a notamment collaboré avec Victoria de los Ángeles, Brigitte Fassbaender ou encore Thomas Hampson), le baryton allemand, tel un poète en pleine récitation, et certes dans sa langue natale, apporte en outre un soin particulier à l'émission de chaque syllabe, comme dans ce Lied du Regard en Arrière (“Ruckblick”) marqué par une fine maîtrise du staccato.
Des émotions pleinement restituées
Avec une intensité croissante à mesure de l'enchaînement des Lieder, avec une voix toujours plus brillante et ardente, Benjamin Appl parvient enfin à incarner avec finesse la solitude et le désespoir qui constituent le fil rouge de cette œuvre funèbre. Tout aussi remarquée est cette façon de restituer le trépas promis au voyageur lors de l'ultime Lied du Joueur de vielle, où la voix du chanteur, encore vigoureuse lors des premiers couplets, va subtilement et magnifiquement decrescendo pour aller vers l'effacement le plus total (offrant ainsi à l'ultime note de rester comme suspendue quelques instants au dessus de la scène).
Au terminus de ce revigorant Voyage d'hiver genevois, c'est une belle ovation qui vient ainsi saluer la performance d'un Benjamin Appl honorant parfaitement sa réputation de récitaliste hors-pair. Des applaudissements largement adressés à Graham Johnson, aussi, qui par un jeu empli de sensibilité et d'un sens raffiné de la musicalité, “accompagne” littéralement le voyageur-poète dans son sombre et pourtant si splendide cheminement.