Le Triomphe de la mort par le péché d'Adam : renaissance d’une œuvre à l’Auditorium de Dijon
Seulement quatre oratorios sur les onze composés par le franciscain sicilien Bonaventura Aliotti (vers 1640-vers 1690) sont précieusement conservés dans les archives de Modène et Naples. Les Traversées Baroques avaient déjà proposé celui-ci l’été dernier, au Festival des abbayes de Lorraine et il ne s’agit à Dijon que de la deuxième interprétation de cette œuvre à notre époque. Jouée plusieurs fois après la fin du XVIIe siècle puis oubliée, cette œuvre singulière renaît avec sa part de mystère (car l’auteur du livret est inconnu), et avec sa puissance expressive (elle possède déjà, comme le rappelle la Directrice artistique Judith Pacquier, « les éléments constitutifs de l’opéra », dont « une forte implication, par Aliotti, de la mise en musique du mot »).
L’ouverture allègre se caractérise ensuite par une succession de mesures dont le seul changement est celui des nuances. Certaines lignes mélodiques sont également reprises quelques tons plus hauts, et le contrepoint vocal, très présent dans la suite de l’œuvre, s’organise d’abord chez les instrumentistes, vents après cordes. Le clavecin ou l’orgue endossent le soubassement de plusieurs récitatifs, soubassement aussi assuré ponctuellement par un trio théorbe, viole de gambe et orgue, avec la contrebasse ou le basson sur les tessitures graves. Le résultat proposé par les instrumentistes est le fruit d’un travail détaillé et de longue haleine.
En se basant sur l’exemplaire conservé aux archives de Modène (là où l’œuvre, composée et créée à Ferrare en 1677, allait assurer son succès en 1686 à la cour de Francesco II d’Este), Judith Pacquier et l’ensemble ont opéré un minutieux travail d’appropriation des manuscrits. Le copiste en charge à l’époque ayant émaillé le support de nombreuses erreurs, le résultat proposé par Les Traversées Baroques est d’autant plus remarquable. À l’image de la performance musicale qui le soutient. Malheureusement, la production qui a du remplacer la soprano Capucine Keller souffrante, a par conséquent pris la décision de se passer des costumes et de la mise en espace initialement prévus. Lucía Martín Cartón, pour la remplacer dans le rôle d’Ève, est arrivée la veille de Madrid et a dû s’approprier en urgence cette œuvre inconnue (et la chanter avec partition, bien entendu, le reste de la distribution reprenant les siennes également mais sans les regarder). Heureusement, elle aura su s'approprier rapidement un personnage si célèbre. La diction n’est pas toujours nette au début, les aigus souffrent d’un souffle peu constant sur leurs hauteurs. Mais très vite, la voix repositionnée laisse libre cours à une diction précise et à des aigus purs, bien projetés. Le lamento d’Ève, dont la beauté rappelle le Queste Lagrime e Sospiri du San Giovanni Battista de Stradella, enrobe les aigus d’une douleur tangible, renforcée par le tempo lent et la tonalité mineure des instrumentistes.
Vincent Bouchot endosse le rôle d’Adam. Le soliste, au timbre mixte de baryton et de ténor (la tessiture du rôle) détache les syllabes avec une précision qui rend la lecture du livret inutile pour qui dispose de notions d’italien. Les mediums sont très audibles, les aigus chaleureux avancent en bonne intelligence avec le texte. De l’assurance d’Adam, vite perdue, Vincent Bouchot tire des nuances précises et de riches caractères, interrogateur, désabusé, désespéré, le tout couronné par une justesse permanente.
Éclatante dès sa première intervention, la soprano Anne Magouët est une voix de la Raison dont la diction, l’éclat des aigus, les trilles bien placés, l’aisance vocale participent à une incarnation solide du personnage. Elle apporte elle aussi, dans son dialogue avec Adam, toutes les nuances de celle qui a par définition l’assurance de son propos.
Le rôle de la Mort est confié au contre-ténor Paulin Bündgen. Il fait montre de graves et de mediums très assurés pour sa tessiture. Le souffle est un peu problématique lorsque les aigus s’enchaînent, mais isolés, ils jaillissent avec clarté. Le duo de la Mort et de la Passion entraîne un contrepoint élégant, jouant avec le contraste des aigus du contre-ténor et des graves de la basse de Renaud Delaigue. Ce dernier, à qui revient le rôle triple de la Passion (Senso), de Lucifer et de Dieu, module sa tessiture en fonction du personnage incarné. En Passion, il invective la Mort par des mediums justes à la forte portée. Ses aigus, aussi remarqués que les graves de Paulin Bündgen, sont bien tenus et sa souffrance se traduit par un timbre plaintif. En Lucifer, sa fureur porte, tonnant dans les graves, et les passages des mediums aux graves sont exécutés avec facilité. Renaud Delaigue ajoute à son assise vocale un jeu de scène convaincu, petit sourire en coin face à Ève, gestuelle des mains pour la persuader de croquer la pomme. En Dieu, il conserve toute sa portée et fait montre d’un timbre aux couleurs pleines de majesté.
Chœur des Anges, des Vertus ou des Démons, les cinq voix se marient dans une harmonie constante, soucieuses d’apporter à la multiplicité des personnages choraux la couleur adéquate. Cette adaptation constante au texte et aux personnages ainsi que le travail des Traversées Baroques assurent à l’ensemble du plateau un triomphe de la part du public.