L'Histoire du soldat, la Comédie Française-sur-Marne & sur une Note d'automne
L'histoire de ce soldat terrifié qui vend son violon au diable (comme Faust lui vend son âme) pour un fugace confort matériel est l'œuvre d'artistes en exil, terrifiés par la situation du monde. L'Histoire du soldat composée durant la Première Guerre mondiale célébrait ses 100 ans en 2017 et servit à commémorer le centenaire de l'Armistice l'année dernière. À cette occasion, trois grands noms de la Comédie Française (Denis Podalydès, Michel Vuillermoz, Didier Sandre incarnant respectivement le Soldat, le Diable et le narrateur dans cette histoire) s'associent à un septuor de musiciens issus de l'Orchestre de Paris pour graver l'œuvre et la donner en concert.
En prélude aux Commémorations du centenaire, Didier Sandre réalisait aux Invalides le tour de force d'incarner seul les trois voix : narrateur, soldat et diable (notre compte-rendu), simplement en changeant sa voix et rappelant qu'il pratique cet ouvrage depuis plus de 30 années avec de fameux musiciens. Paradoxalement, le fait de se concentrer sur son seul office de narrateur diminue ce soir la liberté de son incarnation. Alterner entre les trois rôles lui offrait autant de nouveaux caractères à creuser, de nouvelles paroles avec leurs tonalités et rythmes à enchaîner. Car cette partition est construite sur l'alternance d'une récitation solfégique mesurée et d'une narration libre. Il s'agit d'abord de lire le texte très en rythme, avec les musiciens, comme un musicien, et d'entraîner cette rythmique (qui soutient musicalité et lyrisme) à travers le reste du texte. La concentration de Didier Sandre sur la narration mesurée décuple alors jusqu'à marcher au pas de l'oie et marquer brusquement les accents. Paradoxalement, c'est dans les passages libres qu'il se fait donc le plus rythmé, musical, lyrique même avec une voix qui balaye un ample ambitus. Chacun des trois comédiens est certes amplifié par microphone, mais rappelle qu'il n'en aurait pas besoin.
À l'inverse et seyant pleinement au personnage allégorique du soldat désemparé, Denis Podalydès entre progressivement dans une souplesse candide. Il creuse son caractère avec une consistance vocale équanime. Son corps et sa prose sont souples, son regard porte au loin avec une neutralité toute helvétique (rappelant le lieu où fut composée cette oeuvre par un compositeur en exil). Sa voix avance benoîtement en rythme comme son corps semble prêt à marcher indifféremment vers la mitraille, la tombe ou le bonheur. Cette indifférence face au sort, cette forme d'évidence dans le désespoir (car il est inévitable) traduite par une forme de lyrisme retenu, évident et naturel est sans doute l'une des plus terribles marques des blessures infligées à une génération de Poilus innocents et sacrifiés.
Michel Vuillermoz monte pour sa part en énervement et en tension, dans un effet tout autant voulu que travaillé sur son personnage du diable. Dévoilant son vrai visage, il dévoile le lyrisme de son organe après l'avoir déguisé sous la voix d'un enfant ou celle chevrotante d'une vieille marchande. Ce beau diable en impose par l'assise vocale, du chuintement sournois aux éclats fouettés, toujours avec le sourire du malin. Toutefois, sa partie mesurée rythmiquement est complètement décalée, bien que la grosse caisse marque les accents avec virulence et que le chef s'approche juste devant l'acteur. Le soldat a beau tirer le diable par la queue, nul ne mène Vuillermoz à la baguette.
Chaque instrumentiste représente à lui seul une demi famille instrumentale : le violon pour les cordes aiguës, la contrebasse pour les cordes graves, clarinette et basson pour tous les bois, trompette-bugle aux fanfares virtuoses sur le trombone coulissant souplement, et les percussions essentielles dans cette œuvre qui résonne encore des contre-temps sauvages du Sacre du Printemps (créé dans un immense scandale au TCE par Stravinsky juste avant la guerre) et de l'Allegro Barbaro composé à cette même période par Bartok. Le chef bat une mesure très franche, aussi bien en abaissant les bras qu'en levant le coude, sur les contre-temps, aussi importants pour relancer la pulsation.
Les musiciens sont tous et tout aussi investis dans chaque reprise des thèmes et des rythmes obstinés et populaires. Comme le narrateur, ils marquent davantage les accents râpeux qu'ils n'assouplissent les rythmes de danse (pourtant indispensables contrepoints dans cette histoire, certes cruelle mais qui est aussi un conte).
Le trio d'acteurs montre aussi son métier, l'intensité de l'incarnation maintenue tout au long de la prestation. Ces comédiens jouent encore et toujours lorsqu'ils ne parlent pas. Habitués des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma, ils continuent d'interagir avec les événements musicaux et l'histoire, en témoins, comme un contre-champ (et un contre-chant).
Trois noms qui ont fait venir le public très nombreux au Grand Théâtre-Centre des bords de Marne, trois acteurs, trois musicalités pour trois personnages qu'ils semblent à la fois incarner par nature et par métier, avec le lyrisme de la tragi-comédie pour rendre hommage à l'Histoire des soldats, notamment ceux partis de là, dans les taxis de la Marne, il y a plus d'un siècle.