Donner voix à la mélancolie de Molly S, au Théâtre Déjazet
Le spectacle est
construit autour de Molly, aveugle depuis l’enfance, et de sa
perception unique du monde. Amenée à recouvrer partiellement la vue
grâce à une opération médicale, elle rejette cependant ce nouveau
sens qui la prive de sa vision intérieure et menace son lien
passionnel et personnel pour les fleurs. Julie Brochen, à la fois
metteuse en scène et interprète de Molly, prend le parti de rompre
avec la forme monologue de Friel pour permettre aux protagonistes de
se rencontrer et de porter un discours plus actif et présent. Le
plateau est complété par trois musiciens, le pianiste Nikola Takov,
le ténor Olivier Dumait et le baryton Ronan Nédélec, qui se font
également acteurs, figurant les personnages autour de Molly. Ce
quatuor évolue dans un dispositif scénique dessiné par de
nombreuses bouteilles et un piano, réminiscence d’un bar. Le jeu
privilégie cependant l’avant-scène, jouant peu avec la large
scène du théâtre Déjazet. Le texte alterne entre discours direct
et scènes rapportées, usant de répliques tuilées qui ont tendance
à desservir la clarté du texte et de ses comédiens.
Le cœur du spectacle repose dans la tentative d’entremêler théâtre et art lyrique : les parties chantées entrecoupent les scènes parlées ou soulignent le discours théâtral. La jonction entre les deux pans n’est cependant pas toujours fusionnelle, les chanteurs rompent parfois leur jeu d’acteur pour retrouver une position de récital classique, au point que le chant semble ainsi traité comme simple accompagnateur et non en tant qu’élément clef et pivot du propos. L’histoire se déroulant en Irlande, le choix du répertoire s’est essentiellement porté sur des compositeurs et des poètes venant du Royaume-Uni, de Thomas Moore à Benjamin Britten. Les airs et duos sont réunis autour de la nuit, de l’amour et d’un certain romantisme anglais pour la nature, thèmes clefs du parcours de Molly.
Le ténor Olivier Dumait, inégal durant la soirée, se distingue d’abord par la délicatesse de sa voix de tête, qui articule finement et avec aisance les couplets de « Sleep, Cradle Song » (Benjamin Britten/Louis MacNeice). Apparemment malade lors de cette représentation, les notes aiguës de sa voix de poitrine sont tendues et poussives. La brillance de son timbre est parfois voilée par une interprétation manquant de tempérament, notamment pour caractériser le personnage haut en couleur de Rita, amie chanteuse de Molly. Si la scène où il chante « Oft in the stilly night » (Thomas Moore/John Stevenson) est visuellement belle, le chanteur étant de dos élevé sur une chaise et laissant retomber derrière lui un long voile étincelant, le phrasé manque de direction et d’investissement. Au contraire, son « Salley Gardens » (Benjamin Britten/W.B. Yeats) est remarqué par l’émotion recueillie et souffrante qui habite sa voix. Ronan Nédélec complète le timbre éclatant de son partenaire par une voix chaude à la profonde rondeur dans le registre grave. Ses sonorités pénétrantes s’illustrent dans « Sleep » (Ivor Gurney/John Fletcher), pathétique figuration musicale de l’incompréhension de Frank pour sa femme Molly. Il offre un émouvant « In dreams » (Ralph Vaughan Williams/Robert Louis Stevenson), tissé par un phrasé élégant et des piani assurés remplis de douleur et de mélancolie. Quelques difficultés techniques dans les aigus rendent toutefois son vibrato instable, à la limite de la justesse. Les deux artistes sont accompagnés par Nikola Takov, dont le piano sait souligner le tragique des situations en parfaite osmose avec le reste du plateau. Son rôle dramaturgique pourrait être bien davantage mis en valeur.
Voix et piano se mêlent lors des duos, pour culminer à la mort de Molly en une ritournelle entêtante, « Farewell bliss and Farewell Nancy » (Anne Grant/Beethoven) empreinte d’une grande nostalgie qui accompagne le spectateur au-delà du baisser de rideau.