Armide et les violons du roy débarquent à Buenos Aires
L’ISATC, établissement public rattaché au plus emblématique des opéras d’Amérique latine, forme ses étudiants dans les sept filières conduisant à tous les corps de métiers liés à l’art lyrique et à la danse. Encadrés par des professionnels aguerris, ils ont mené à bien ce projet fou de monter quatre représentations d’Armide, le chef-d’œuvre baroque de Lully. Le jeu en valait la chandelle : clou de cette coopération franco-argentine, les répliques de dix des vingt-quatre violons du roi Louis XIV (six dessus, deux hautes-contre, une taille et une quinte) ont ainsi voyagé pour l’occasion par valise diplomatique de Versailles jusqu’à Buenos Aires !
Les étudiants ont aussi grandement profité de l’expertise de spécialistes reconnus du baroque, comme Benjamin Chénier qui dirige l’orchestre avec énergie et efficacité. Une grande précision dans la gestion des volumes et dans l’indication des reprises est à mettre à son actif. Sous sa baguette, l’Ensamble Barroco de l’ISATC profite pleinement de l’utilisation d’instruments de musique ancienne et conquiert des couleurs et des accents parfois dignes des meilleures formations baroques européennes. En fosse au clavecin, Violaine Cochard (CMBV) signe une performance qui structure intelligemment et fermement la partition d’Armide, avec beaucoup de sensibilité dans les nuances. Maîtresse de ballet et chorégraphe spécialisée dans les répertoires des XVIIème et XVIIIème siècles, Deda Cristina Colonna assure la direction d’une mise en scène dynamique, fraîche et aérée, respectueuse des tableaux d’époque dans leur architecture et leur conception scénique, ou au moins de l’idée que le public peut s’en faire. Ses conseils ont en outre permis aux danseurs de l’ISATC de s’approprier les subtilités et la grâce des pas caractérisant le ballet baroque qui participe grandement au succès du spectacle. Benoît Dratwicki occupe les fonctions de conseiller artistique et de préparateur linguistique et stylistique. La cohérence de la réalisation du projet et le souci du détail auditif et visuel doit beaucoup à son expérience de Directeur artistique du CMBV.
Les renforts locaux sont appréciables et appréciés : Marcelo Ayub, Directeur du Coro de l’ISATC, tire profit des lieux en disposant ses chanteurs de part et d’autre de la scène dans le premier balcon de telle sorte que les interventions du chœur, saisissantes et uniformes, se font entendre par le public en stéréophonie. L’ambiance délicatement versaillaise matinée d’orientalisme doit aussi aux réalisations des élèves supervisées par Diego Siliano (décors et scénographie), Francesco Vitali (lumières et costumes), Juan Bautista Selva (animation vidéo).
La version abrégée d’Armide réserve trois rôles féminins à des voix de soprano. Paola Polinori a la délicate tâche d’incarner le rôle-titre. Sa présence et son assurance scéniques, servies par des qualités d’actrice, la portent vers ce type de rôle présentant une psychologie complexe. Le rôle est également ardu du point de vue vocal, mais le chant de Paola Polinori est fort, assuré, quoiqu'encore un peu sec. L’émission est saine et pourra à l’avenir gagner en amplitude et en rondeur. Les bas médiums notamment manquent un peu d’homogénéité de timbre avec le reste de la tessiture, le passage de la voix de tête à la voix de poitrine pouvant être à ce niveau plus maîtrisé. Son duo avec Renaud au début de l’acte V (« Ah ! si vous aviez la rigueur / De m’ôter votre cœur / Vous m’ôteriez la vie. ») voit cependant une union de timbres aussi originale qu’imprévisible. Virginia Guevara est une Phénice fort convaincue : la voix est agile et vive, percutante lorsque nécessaire. La clarté, l’onctuosité et l’homogénéité du timbre, renforcées par des qualités d’articulation en français et la grâce naturelle de ses vocalises, témoignent de prédispositions vocales très encourageantes. Ana Sampedro présente un juste équilibre entre ses intentions dramatiques et ses propositions vocales pour faire de Sidonie un personnage vivant et alerte. La voix est haute et bien placée, le phrasé élégant, l’articulation convenable.
Parmi les rôles masculins, celui de Renaud incombe au ténor Norberto Miranda dont l’investissement théâtral est à la hauteur des enjeux dramatiques. La ligne mélodique de sa voix haute perchée demeure le plus souvent brillante, italianisante dans le style et le phrasé. Sa prononciation du français est ouverte mais pourrait être améliorée (l’absence de vibration sur les consonnes [ʒ] et [z] rend parfois difficile la compréhension des vers de Quinault). Sergio Wamba (baryton-basse) possède un beau timbre cuivré qui permet à son personnage d’Hidraot d’assurer de puissantes projections avec une articulation audible.
Jesús Villamizar, baryton vénézuélien servi
par une voix souple et agréable,
interprète les deux guerriers Aronte et Ubalde avec conviction.
C’est sous le costume de ce dernier qu’il offre un duo maîtrisé
avec le ténor Rodrigo Olmedo sous les traits du Chevalier Danois. Celui-ci chante également le rôle d’Artémidore, et y brille par
l’homogénéité de son timbre. Felipe Carelli est enfin La Haine : la plénitude de sa voix fait résonner de
retentissantes projections.
Le professionnalisme du plateau vocal, presqu'exclusivement formé d’étudiants, saute aux yeux et aux oreilles. Ces jeunes chanteurs solistes, comme les danseurs très impliqués dans leurs taches, reçoivent des applaudissements forts nourris qui attestent de l’excellente tenue de leur prestation et de leur capacité à captiver un public en quête d’émotions nouvelles.