Orphée tourne le dos à la tradition au Teatro Colón
Cet Orphée et Eurydice en deux actes est un ingénieux compromis entre la pureté dramatique de la version originale italienne (1762), où le rôle éponyme est tenu par un contre-ténor (Daniel Taylor), et la splendeur des scènes de ballet de la version française (1774), puisque le metteur en scène Carlos Trunsky, en chorégraphe qu’il est aussi, incorpore la Danse des furies et la Ronde des esprits bienheureux, deux épisodes clés que le chevalier Gluck, comme dit E.T.A. Hoffmann, avait introduits postérieurement pour le public français.
L’épure, le minimalisme, les symétries et la notion de cycles caractérisent les choix de mise en scène de Carlos Trunsky qui s’organisent autour d’un plateau tournant dessiné par la scénographe Carmen Auzmendi figurant tour à tour, entre murailles et escaliers, les différents lieux de l’intrigue. Symétries et cycles sont scandés par l’ouverture de deux rideaux qui s’ouvrent et se referment latéralement, respectivement côté cour puis côté jardin, découvrant et recouvrant successivement la tombe fleurie d’Eurydice, les profondeurs des Enfers, le dédale des Champs Élysées, à nouveau la tombe de la bien-aimée d’Orphée et enfin le Palais d’Amour. Ces cycles et symétries trouvent appui dans les lumières vives de Rubén Conde qui marquent aussi différents états émotionnels.
Si les costumes trois pièces d’Ophée, et de ses proches suite à l’ouverture, ancrent d’entrée la fable dans l’époque contemporaine, le style des chaussures à talon rouge que portent les danseurs et que tient à la main Amour (là aussi par effet de cycles et de symétrie au début et à la fin de l’œuvre, lorsqu’elle les lance en direction d’Orphée) renvoient davantage à un univers baroque et au talon rouge des chaussures de Louis XIV à l’occasion de son portrait en pied exécuté par Hyacinthe Rigaud.
Le mélange des genres et les contrastes peuvent aussi faire référence au baroque : la voix du contre-ténor et la virilité de son costume, la coupe masculine du costume d’Amour, le caractère androgyne des danseurs dans leurs postures, leurs mouvements ainsi que les choix vestimentaires, de perruque, de maquillage faits pour eux. L’érotisme androgyne est complété par la nudité complète des corps des danseurs occupant l’espace des Champs Élysées, retrouvant la virilité et des accents esthétiques propres à la statuaire grecque, en particulier dans les drapés et les poses des corps immobiles, tandis que l’absence scénique du chœur dirigé en coulisse par Miguel Martinez, répond aussi à des conceptions relevant de clins d’œil à la Grèce antique, la masse sonore du chœur (toujours très équilibré dans son rapport à l’orchestre) faisant écho à l’occupation visuelle des danseurs qui évoluent de façon synchrone dans leurs enchaînements. Cette version mixte choisie par Carlos Trunsky, qui fait la part belle à la danse, aux mouvements (certains sont exécutés, collectivement, avec plus d’assurance et de précision que d’autres), présente l’avantage de mettre en avant le corps de ballet qui anime l’« action théâtrale », selon les mots du compositeur lui-même. En ce sens, la conception scénique faisant office de césure entre les deux actes est un tableau dramatique et visuel notable. Le metteur en scène et l’équipe technique sont applaudis avec bienveillance en fin de spectacle, alors que ce type de mise en scène n’est pas toujours bien accueilli dans ce temple des traditions qu’est le Colón.
L’épure est également de mise dans la voix du contre-ténor canadien Daniel Taylor. L’élégance du timbre, pur et cristallin, se passe de fioritures et se suffit à elle-même. L’émission est claire, pleine et saine : les projections libèrent un italien compréhensible et des intentions vocales nuancées dans le phrasé (entre pudeur et sincérité), en phase avec le jeu dramatique. La couleur lumineuse de cette voix d’un bleu argenté est très homogène sur toute la tessiture et sous toutes les nuances de volumes, le vibrato restant aussi discret que possible. Ce sont autant d’atouts dans la prestation du contre-ténor, chaleureusement applaudie.
Ellen McAteer, compatriote de Daniel Taylor, s'attire l’attention et les faveurs du public en interprétant Amour, personnage haut en couleur dans lequel la soprano s’investit, tant vocalement que dans le jeu théâtral. Sa voix est festive, ample, pétillante et florale, en contrepoint des roses présentes en scène à l’occasion des funérailles d’Eurydice. Celle-ci est incarnée par la soprano argentine Marisú Pavón récemment entendue dans Le Bal d’Oscar Strasnoy (lire notre compte-rendu). À l’aise dans ce type de répertoire, son timbre et son phrasé expriment avec pertinence les intentions d’une revenante. Sa voix, pure et claire, est d’une blancheur virginale qui satisfait les goûts des spectateurs du Teatro Colón. Son second réveil est l’occasion d’exprimer des couleurs plus vives et ses talents de danseuse sur des rythmes espagnols.
La direction de l’Orchestre permanent du théâtre est enfin assurée par un chef invité, Manuel Coves, qui obtient un succès d’estime auprès du public. Sans être particulièrement versé dans ce type de répertoire, le chef espagnol parvient à préserver musicalement l’intimité de l’œuvre. La maîtrise des volumes et la recherche d’harmonie entre les cordes et les vents ne nuisent jamais aux chanteurs qui bénéficient d’un cadre orchestral propice, même si certains effets au service de la dramatisation auraient pu être, ici ou là, plus fréquemment appuyés musicalement, comme ils l’ont été à l’occasion du second retour à la vie d’Eurydice, où les espagnolades à grand renfort de castagnettes sont particulières enjouées.