Le Ring à Berlin IV : Le Crépuscule des dieux
Le cycle se referme sur Le Crépuscule des dieux dans l’interprétation de Guy Cassiers, dont l’esthétique (avec vidéos et danseurs) est devenue légèrement plus concrète au fur et à mesure des épisodes, l’espace étant rempli par des boîtes (contenant des parties de corps plastinées) et – pour le rideau final – le haut-relief Les Passions humaines de Jef Lambeaux (1898).
Daniel Barenboim et son orchestre viennent sur le plateau pour recevoir les applaudissements généreux de la salle après un total de 15h03 de musique (sans compter les entractes, au fil des quatre parties). L’interprétation de Barenboim dépasse ainsi d'un bon quart d’heure son enregistrement à Bayreuth (1991) et de trois quarts d’heure celui diffusé depuis les Proms à Londres (2013), classant ainsi le chef parmi les plus lents (avec Karajan, Knappertsbusch, Levine et Elder) : la plupart de ses collègues se contente d’un minutage d’environ 14 heures et demie (Thielemann et Solti) ou 14 heures (Jordan et Furtwängler), ou encore moins (Boulez, Petrenko, Böhm et Leinsdorf). Sa temporalité est hautement lucide et précise, riche en couleurs : le triangle scintille avec une puissance de soliste, les timbales résonnent par de grands coups fatidiques et susurrent par des palpitations d’un cœur mourant, tandis que les cuivres montrent leur côté le plus méchant. Les chœurs de la maison sont également pleins de ressources, dans la douce tendresse comme les interventions percutantes –et même trop précises pour créer la sensation de chaos sur le plateau. Le quatrième secret de Barenboim reste son amour pour la représentation (et la juxtaposition) de sonorités opposées mais reliées : les différents états d’âme des personnages, les changements rapides de lieux (réels ou virtuels), la coexistence d’atmosphères calmes et urgentes. L’arrivée de Waltraute à l’acte I en est une révélation : Barenboim sonorise une approche progressive vers le rocher, y entremêlant les réactions et réflexions de Brünnhilde bien avant qu’elle ne les verbalise.
Les Filles du Rhin reviennent en trio harmonieux, quant aux timbres et aux phrasés : Evelin Novak (Woglinde), Natalia Skrycka (Wellgunde) et Anna Lapkovskaja (Flosshilde). La dernière déploie aussi ses graves chaleureux et ses variations soigneuses dans le rôle de la première Norne, aux côtés d’Ekaterina Gubanova et Anna Samuil, qui forment ensemble un trio à l’apparition ensommeillée et lugubre. Gubanova incarne aussi Waltraute, capable d’unir les aigus opératiques de soprano à son assise de mezzo dans son intense registre grave, faisant de sa fameuse narration un numéro de voltige entre noble grandeur et fragilité quasi-parlée. Samuil prête pour sa part son abord direct à Gutrune et son timbre d’emblée fluet aux pressentiments des événements fatidiques, gagnant ensuite l’attention de la salle non seulement par ses interventions de plus en plus rayonnantes, mais aussi par son jeu et ses mimiques, qui complètent ses répliques et transmettent la progression du personnage (vieille fille, puis amoureuse, essoufflement, deuil).
Roman Trekel incarne son frère, un Gunther plus humain que lamentable et répugnant. En Donner, il avait déjà fait preuve de la puissance nécessaire pour aller de pair avec l’immense texture orchestrale. Il en fait de nouveau bon usage (surtout dans le haut registre), suggérant parfois son agression latente. Or, son portrait captive davantage, en vue du complot pour tuer Siegfried par l’empathie qu’il exprime envers les trois femmes de sa vie : sa mère, sa femme (Brünnhilde) et sa sœur (Gutrune).
Hagen s’avère ici être (vocalement) plutôt le demi-frère de Gunther que le fils d’Alberich. Celui-ci est interprété par Jochen Schmeckenbecher, expert en diction et couleurs vocales, qui révèle encore une fois le véritable trésor qui réside dans l’écriture wagnérienne. Il s'accroche aux rythmes et à la prosodie de son texte pour actionner le Hagen de Falk Struckmann, qui y apparaît comme son antipode vocal, déployant un chant somnolent et ralenti mais tout aussi méchant que celui du comploteur rusé Alberich. Struckmann gagne au fil de la soirée en richesse de graves et en prégnance d'aigus, de plus en plus ouverts. Il économise savamment ses réseaux vocaux (sans doute poussés à ses limites, toutefois) pour mener un bon combat avec l’orchestre et ses collègues jusqu’au bout.
Rien ne peut arrêter le Siegfried à l’aisance souriante et à l’énergie contagieuse d’Andreas Schager – ni le sauver de son destin tragique, même pas ses contre-ut toujours stupéfiants (après plusieurs heures de chant). Son déguisement en Gunther, avec un ton sec et barytonnant, se trahit par un R guttural qui teinte ailleurs (d’une façon très charmante) son mot fétiche Wurm (« dragon »), et Schager maîtrise non seulement ses moyens vocaux (d’autant plus cultivés depuis sa prise du rôle plus léger de Lohengrin), mais aussi le cours des événements. Le Siegfried de Schager, doué pour créer le mouvement scénique et muni d’une gestuelle préparée pour chaque réplique (visant plutôt la galerie que les fauteuils d’orchestre), ressemble de cette façon à son grand-père Wotan (incarné par Michael Volle dans La Walkyrie) : sa tragédie s’accomplit par son empressement inconscient d’achever sa narration, avec la même audace (et capacité) d’exposer ensuite sa voix à nu pour une salutation finale, fragile, vulnérable et essoufflée : Brünnhilde ! Heilige Braut !
L’apothéose de cette « sainte épouse » est garantie sans forfanterie par Iréne Theorin, qui navigue impeccablement tout au long de la vaste tessiture émotionnelle et vocale du rôle, depuis les graves presque maternels jusqu’aux aigus, minces et juvéniles, ou ardemment vengeurs, dignes d’une Turandot. La scène de l’immolation, où l’intensité et la puissance vocale semblent monter (et descendre) un escalier d’intensité sans fin, témoigne de son étroite collaboration avec le chef et de la minutie de son interprétation, qui oscille entre dédain cinglant et fierté majestueuse, entre vengeance et pardon – tous autant justifiés – et qui se traduit à travers son chant, ses regards, ses halètements : elle atténue l’amertume envers Wotan et évite l’idéalisation inconditionnelle de Siegfried (qui l’a malgré tout trahie).
Alors que ce tour de force se termine par l’inondation du Rhin, les rues autour du Staatsoper Berlin unter den Linden se sont vidées des marathoniens dont elles débordaient quelques heures plus tôt. L’Anneau du Nibelung dans la mise en scène de Guy Cassiers vient d’y fêter sa première – et possiblement aussi sa dernière : en 2022, une nouvelle mise en scène de la Tétralogie est programmée et la tâche confiée à Dmitri Tcherniakov. En attendant, les Berlinois pourront se diriger au Deutsche Oper Berlin, où la première partie d’un nouveau Ring signé Stefan Herheim connaîtra sa première en juin prochain et les Parisiens attendent celui de Bieito, bientôt !