Jeanne d’arc au bûcher ou la mort de l’héroïsme, à La Monnaie de Bruxelles
"La Monnaie prendra des mesures de sécurité appropriées afin que les spectateurs puissent profiter des représentations sans dérangement." C'est ainsi que le Directeur de l'opéra belge Peter de Caluwe concluait son communiqué de presse, répondant aux censeurs par une analyse de la mise en scène et une défense de la liberté d'expression à travers le travail de Romeo Castellucci.
Le public belge avait pu découvrir une désormais fameuse Flûte enchantée mise en scène par l’artiste un an auparavant, il revient ici attiser Jeanne d’arc et son bûcher. De feu et de souffre, l’oratorio dramatique d’Arthur Honegger composé entre 1935 et 1938 se trouve souligné de modernité et magnifié par la direction du chef musical Kazushi Ono à travers un travail d’épure qui soulève des questions malheureusement toujours d’actualité, entre religion, sexualité et interdits, passions et crémation.
« Un musicien connaît parfois la joie de prendre contact avec les artistes éminents de son temps, poètes ou romanciers. Voilà qui console de bien des déboires et alimente utilement la source de l’invention personnelle. » — Honegger
Décidément, Castellucci semble se frotter toujours davantage au monde de l’art contemporain, de la performance et de la force du visuel pour servir une musique opératique dans des retranchements absolus, rappelant le scandale qui a suivi l’adaptation de La Flûte Enchantée avec aveugles et grands brûlés sur scène, modifiant le livret originel mis en musique par Mozart. Il trouve ici un nouveau scandale à la clé : une Jeanne d'Arc transgenre.
Sorcière au balai, combattante à l’épée
Les reproches qui sont adressés à cette vision s'adressent pourtant à un fait historique, puisque cette androgynie est l'une des calomnies proférées contre l'héroïne alors qu'elle boutait les anglais hors de France (autre contraste avec notre époque contemporaine de Brexit). Elle fut décrite en femme jouant à faire l'homme, elle l'est de nouveau, et pourtant, elle est bien à l'image d'une dualité sociétale : héroïne monarchiste et républicaine, icône féministe et protectrice des valeurs morales.
Les reproches et violences adressés à cette vision de Jeanne renforcent alors son propos : souillée, salie, la femme (re)devenue sorcière méritant le bûcher est d'une brûlante actualité où le réel rattrape l’Histoire, mais aussi la fiction scénique. Présentée en 2017 à Lyon, ovationnée et décriée, Jeanne d’Arc au bûcher par Castellucci, intensément dirigée par Kazushi Ono (ancien chef résident de l’Opéra de Lyon) s’offre à nouveau dans une version fidèle à la volonté de ses créateurs : « Nous ne pouvons pas faire de Jeanne d’Arc ce que nous voulons : c’est elle, au contraire, la sainte jeune fille, qui fait de nous ce qu’elle veut et qui par sa seule présence, nous restreint au rôle sans gloire d’assistant et d’introducteur. » — Paul Claudel
Le chef d’œuvre du compositeur est envisagé à la façon d’un drame grec, où les chœurs (enfants et jeunes, académie des chœurs de La Monnaie) invisibles mais fondamentaux entourent le public au dernier balcon et laissent place sur scène aux acteurs dont la fameuse Audrey Bonnet qui visite son Histoire et se défend de ses actes, creusant les strates terreuses d’un passé enfoui qui l’a condamnée au feu. Cherchant le lien de la Terre qui lui à été interdite par le bûcher, c’est brutale, forte et naïve, loin d’un quelconque héroïsme que Jeanne est jugée. La femme se livre, crue et théâtrale, à travers une interprétation sans fard, guerrière, sensible d’une mise à nu et d’un dépouillement religieux. Guidée par les voix des saintes Vierges, Marguerite et Catherine et ses solistes, Jeanne s’entoure de compagnie féminine, perçant ce monde d’hommes.
Irrésistible Vierge Marie, la soprano belge Ilse Eerens marque la distribution d’une clarté de voix presque liquide, fluide et piquée. Un caractère aussi affirmé vocalement étonne presque pour la Vierge, qui finalement vient soutenir la force d’une Jeanne avec une richesse de voix bienveillante et royale. Autre voix du trio, Marguerite interprétée par Tineke van Ingelgem, que le public bruxellois avait pu voir en Dame pour La Flûte enchantée de Castellucci, marque encore une fois par sa vélocité redoutable d’aigus très clairs et puissants, de graves enveloppés. Plus grave encore, la mezzo-soprano Aude Extrémo en Catherine, presque contralto, marque par un timbre étoffé et une sensibilité accrue. Vive et appuyée, la diction précise et confiante, la profondeur de voix vient balancer la distribution féminine avec un grave très expressif.
Jean-Noël Briend, ténor français aux multiples rôles marque son jeu d’une voix très lyrique, latine, qui dénote avec l’ambiance générale, plus froide et austère. Déjà tenu il y a peu à Amsterdam, c’est avec une grande aisance que l’interprète dessine sa voix et son rôle de Porcus, vif, habité et très théâtral. La voix de basse de Jérôme Varnier semble abyssale, sombrement teintée d’une émotion noble et maîtrisée, altière. Gwendoline Blondeel, soprano solo et membre de l'académie de La Monnaie que le public belge a récemment entendue dans Le Silence des Ombres de Benjamin Attahir, marque par une voix baroque, soutenue, riche et surtout très pure.
Œuvre globale, les acteurs et chanteurs sont soulignés par les lumineux chœurs d’enfants et jeunes de l’Académie de La Monnaie sous la direction de Benoît Giaux mais aussi des chœurs de La Monnaie sous la direction de Christophe Talmont. Magnifiée par l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, sous la direction de Kazushi Ono, la partition d’Arthur Honegger prend un souffle de modernité, plus électrique, piquée et actuelle. Accompagnée de sons ambiants propre à Romeo Castellucci, la scène prend l’allure d’un réel délirant, ou l’instinct survit encore. « Jeanne rappelle en cette œuvre l’expression d’un moment de conscience où les mourants voient, en quelques instants défiler leur vie, ce moment précurseur dit-on, de toute mort, où, à chaque personnage du drame humain, sont concédées la vision et l’intelligence du rôle dont il était chargé »
Jeanne ou le sacre de l’anti-héroïne
Romeo Castellucci offre encore une fois au monde de l’opéra l’occasion de penser les interprétations d’œuvres avec une fraîcheur décomplexée, inspirée et mystique. Jeanne d’Arc au bûcher se fait Manifeste à propos de l’importance de rompre avec les habitudes néfastes de l’acquis culturel, de repenser l’histoire avec une empathie psychologique, politique et surtout instinctive. Jeanne d’Arc au bûcher, une œuvre brute, à l’image des hommes qui ont fait l’histoire, une œuvre crématoire, ancrée d’une réelle violence, œuvre féministe surtout.