L'épure naturelle de Pelléas et Mélisande à Dijon
Récompensé par le Grand Prix du Syndicat de la Critique, le spectacle, à la fois épuré et nourri de signes évocateurs, est servi par une distribution investie et au fait des subtilités de la déclamation du texte de Maeterlinck.
Dans un silence préliminaire, le rideau se lève sur un décor anthracite, figé dans la pénombre, avant les premières ondulations mélodiques de la partition. D'emblée, la scénographie d'Éric Ruf prend le parti d'une décantation intemporelle au service des ambiguïtés mystérieuses de l'opéra de Debussy – et de la pièce homonyme de Maeterlinck qu'il adapte. Le dispositif révèle une poésie habilement polysémique. Le mur concave au fond évoque, selon les situations, la minérale grotte, la façade du château du côté de la chambre de Mélisande ou encore l'austère salle d'agonie. Un lustre aux allures d'amas de filets de pêche résume l'humidité maritime du royaume d'Allemonde et s'égoutte sous le soleil de midi, éclatante escale lumineuse dans un voyage de ténèbres.
La chaleur mordorée des lumières de Bertrand Couderc dans cette scène où affleurent les premiers émois entre les deux jeunes gens, comme dans l'alcôve de Mélisande, met en évidence le contraste avec la froideur alentour, et chatoie au diapason des robes élégamment pailletées de l'héroïne. Dans le même esprit que les autres paramètres scéniques, Christian Lacroix modèle cette opposition par ses costumes. Trois figurantes, aux allures de Parques faussement indifférentes, jalonnent discrètement le drame, jusqu'au chevet de la mort. La fluidité des changements de tableaux tire parti des interludes, sas où l'obscurité relative permet d'adapter « à vue » le cadre et le jeu des acteurs, sans pour autant que l'enchaînement des deux premiers actes ne fasse jurisprudence pour la suite.
L'ensemble, ponctué de discrets soupirs, respire en synchronie avec la musique. Sous la baguette de Nicolas Krüger, l'Orchestre Dijon Bourgogne met en valeur la souplesse évanescente de la ligne et des textures de la partition de Debussy, relayée par des pupitres d'harmonie équilibrés et colorés. Pour autant, le chef français n'oublie pas l'empreinte wagnérienne, que Debussy n'avait certes de cesse de contester, mais qui innerve de manière indéniable l'écriture harmonique de son opéra. Plus que le halo – attendu – de Parsifal, c'est le foisonnement de Tristan et Isolde qui s'impose dans une direction attentive au frémissement des émotions (sans pour autant céder à une emphase sentimentale, qui serait contradictoire avec le texte). Le duo d'adieu – et d'amour – entre Pelléas et Mélisande palpite du souvenir du filtre d'amour et de mort.
L'autre vertu, incontournable dans cet ouvrage, de la direction musicale, réside dans son soutien attentif à la finesse de la prosodie, que cisèle la distribution. À rebours des Mélisande diaphanes à la voix presque blanche, Siobhan Stagg se distingue par un timbre assez rond, aux couleurs certes affirmées mais sans extraversion inutile. L'homogénéité de l'émission façonne l'imperturbable innocence apparente du personnage, démentie par quelques mots bien audibles, mais non forcés – lorsqu'elle avoue à Pelléas, avec un naturel désarmant, qu'elle ne ment qu'à Golaud. Guillaume Andrieux incarne un Pelléas à fleur de peau, à l'affût des affects, privilégiant la clarté d'une ligne ça et là vulnérable à une plénitude sonore qui serait hors-sujet dans le rôle.
Laurent Alvaro s'oppose par la vigueur de son Golaud, nullement monolithique néanmoins. Sous la carapace d'un baryton-basse solide, et parfois âpre, s'esquissent de fragiles fêlures maîtrisées dans la modulation de la puissance vocale. Celle d'Arkel ne néglige pas les amertumes de l'âge, mais ne s'y confond pas : par un chant bien accroché dans les résonances faciales, Vincent Le Texier compose un patriarche à la présence marquante, sans inutiles facilités théâtrales.
La Geneviève de Yael Raanan Vandor démontre une semblable retenue dans ce domaine. Sans être particulièrement dans la séduction, le mezzo ne néglige pas les ressources du registre de poitrine, mais n'éprouve pas le besoin de les accuser pour compenser les inconstances par lesquelles se signalent certaines interprètes de cette maturité maternelle. Sara Gouzy fait vivre la jeunesse d'Yniold, avec un babil aéré, mais sans céder au stéréotype. Quant aux interventions de Rafael Galaz, en berger et médecin, elles remplissent leur fonction, dans une relative grisaille pas dommageable cependant pour leur crédibilité. Enfin, les murmures en coulisses du choeur illustrent la menace de la nuit dans la grotte.
Comptant nombre d'étudiants encouragés à venir découvrir l'un des monuments de l'opéra français, le public dijonnais répond présent à l'appel de Pelléas et Mélisande – que la maison bourguignonne avait programmé il y a quelques années dans une version chambriste au Grand-Théâtre. À l'évidence, Debussy fait ici partie du répertoire.