La constellation Joyce DiDonato illumine la coupole du Teatro Colón
Le public remplit sans empressement la grande salle du Teatro Colón alors que s’échappent sournoisement de la scène, rideau levé, une musique de fond minimaliste et angoissante et une fumée belliqueuse au travers de laquelle se devine le corps inerte d’un danseur jonché au sol.
War
Joyce DiDonato, parfaitement immobile et impassible dans sa position assise, durant de longues minutes qui paraissent une éternité, est en première partie de son spectacle une allégorie de la Guerre. Dès les « Scenes of horror, scenes of woe » de Haendel (scènes d’horreur et de malheur tirées de l’oratorio Jephté), l’unité de ton est donnée. La mezzo-soprano est d’abord ce corps céleste dont la révolution entame un récit de guerres successives, de désastres, de chaos. « Prendi quel ferro, o barbaro! » (Prends ce fer, ô barbare ! dans Andromaque de Leonardo Leo) marque l’assurance de la chanteuse et l’énergie de l’ensemble Il Pomo d'Oro, encouragé par son chef Maxim Emelyanychev (qui joue également du clavecin), précis et directif à l’égard des membres de l’orchestre qu’il dirige. Des images en surimpression d’un fond de scène obscur mettent ponctuellement le public face aux atrocités des Hommes. Sur le lamento de Dido « When I am laid in earth », extrait de Didon et Énée de Purcell, la voix se fait douce comme une prière aux morts. Tout à la fois porte-voix des bourreaux et des victimes, de la fureur et des tremblements, des conquêtes comme des défaites, le timbre de Joyce DiDonato, clair, limpide, souple et diffus à la fois, nourri de bas et de hauts médiums chaleureux et d’aigus cristallins, exhale les souffrances humaines et trouve les inflexions justes dans un phrasé qui traduit ces impressions d’effroi et de terreur. Après le combat, Lascia ch’io pianga (Laisse-moi pleurer), fameux air de Haendel, est un sommet de grâce, de délicatesse et de désolation qui laisse le public en apesanteur.
La cohérence du programme de ce spectacle donne l’impression d’un long continuum ornementé de thèmes et de variations d’une seule et même œuvre par delà les compositeurs (Haendel, L. Leo, Cavalieri, Purcell et Gesualdo) et les langues, puisque Joyce DiDonato, qui chante tantôt en anglais, en italien ou encore en latin, vise à l’universel tout en conservant intacte la musicalité propre à chacune de ces langues. La mise en scène efficace de Ralf Pleger, qui exploite toute l’ampleur du plateau, la poétique chorégraphie signée de l’Argentin Manuel Palazzo, les costumes inspirés de la chanteuse et du danseur conçus respectivement par Vivienne Westwood et Lasha Rostobia, sont autant d’éléments qui concourent grandement à cette cohésion d’ensemble entre ce que la prestation offre à voir et à entendre.
Peace
Le spectacle, qui a pour titre « Guerre et Paix : Harmonie à travers la musique » doit persuader que Joyce DiDonato est aussi et surtout une ambassadrice de la paix de tout premier ordre. La seconde partie s’ouvre donc légitimement avec l’allégorie de la Paix qui chante Purcell, Haendel et Arvo Pärt sous des auspices musicaux redevenus pacifiques ou remplis d’espoir. La blancheur des jasmins (« Crystal streams in murmurs flowing », air de Susanna dans l’oratorio éponyme de Haendel) éclaire des temps de paix et la voix de Joyce DiDonato. Les judicieuses lumières d’Henning Blum offrent une sorte de récit visuel dans le récit vocal en formant une ode à la paix. Des projections lumineuses invitent à redécouvrir sous des couleurs chatoyantes et baroques le plafond du théâtre qui, jonché d’incrustations de petites planètes et d’étoiles, laisse encore plus admiratif devant le corps céleste le plus brillant resté sur scène : si Joyce DiDonato irradie par la hardiesse ou la caresse de ses projections vocales, elle personnifie vocalement un astre solaire autour duquel chaque élément gravite tandis que la coupole de Raúl Soldi prend l’apparence d’une cosmogonie en mouvement pour la paix et l’harmonie entre les hommes. Da Pacem, domine d’Arvo Pärt est un puissant moment de langueur et de sérénité. Le triptyque formé de la chanteuse, du danseur et de l’orchestre semble encore gagner en complicité et en symbiose : le retour à l’équilibre des sons et des corps surgit de la flûte qui réveille et redonne vie au danseur avant de rivaliser de virtuosité avec la voix de Joyce DiDonato. La musicalité de l’ensemble Il Pomo d'Oro, dans la gestion des volumes, la place accordée aux solistes (flûte en particulier) est en harmonie avec les intentions du programme.
La prestation de tous les intervenants relève d’une performance que le public applaudit sans discernement, après une longue intervention de Joyce DiDonato qui, rappelant les motivations d’un projet qui a fait le tour du monde avant de faire escale à Buenos Aires, est ovationnée.