Orphée recomposé, christique et bachique - Monteverdi à Genève
La plupart du catalogue lyrique de Monteverdi (sans doute 7 opéras sur 11) est tragiquement perdu. De son opéra L'Arianna n'a survécu que le sublime "Lamento", mais son premier opus, la pierre fondatrice du genre nous est heureusement parvenu plein et entier. Enfin, presque. Enfin, peut-être... Une chose est sûre, le librettiste Alessandro Striggio a rédigé deux fins différentes pour Orfeo. Dans la fin heureuse (happy end, ou plutôt lieto fine), Orphée monte au ciel avec Apollon une fois son martyre accompli, revenu d'entre les morts (version qui transforme Orphée en un précurseur du Christ et qui le rend de fait acceptable pour la morale religieuse). C'est cette version qui est systématiquement donnée dans les exécutions de l'œuvre et pour cause, c'est la seule pour laquelle nous disposons d'une musique de Monteverdi. Mais une autre version du livret existe (soit la musique a été perdue, soit Monteverdi ne l'a jamais composée) et c'est cette fin alternative qu'Ivan Fischer décide ici de mettre lui-même en musique. Cette autre conclusion de l'histoire correspond moins au canon religieux et davantage au canon antique. Orphée y est tué par les Ménades (prêtresses de Dionysos chez les Grecs, Bacchantes de Bacchus chez les Romains). La musique d'Ivan Fischer est certes originale, mais elle vise avant tout la fidélité au propos et au style : les mélodies suivent le rythme des paroles écrites par Striggio, rappelant que l'opéra est d'abord né comme un prolongement musical de la récitation et du théâtre. La continuité avec le reste de l'opus se fait par un léger contraste de caractère, aussi bien dans la musique que dans la mise en scène. Les chants et les danses gardent leur délicatesse bien rythmée. Pourtant, cette version est censée déchirer la symétrie de l'opus comme les Ménades déchirent le corps d'Orphée : plus de rédemption finale pour mener Orphée vers le bonheur comme il l'était au début de l'opus avant de perdre Eurydice. Ici la descente aux enfers se poursuit et se conclut par une Bacchanale. Mais la mise en scène et la chorégraphie préfèrent jouer la carte de l'apaisement continu. La vidéo du fond de scène servant de tableaux-décors devient noire aux Enfers mais se rallume au dernier acte, les feuillages revenant, en feuilles de vigne. Les danses joyeuses sautillent, frétillent et gambadent au début dans les tuniques antiques aux couleurs pastel comme à la fin de l'opus dans les costumes de danses orientales avec ceintures de grappes de raisin (Bacchus se changeant en satyre, avec un sexe doré protubérant). Tous les personnages se réunissent même à la toute fin pour danser une farandole.
Musicalement aussi, la soirée n'est que douceur et calme. Les voix et les instruments (Budapest Festival Orchestra) ne convoquent aucun forte, les grands fouettés du chef de traduisent par des accents très mesurés. Seule la musique finale a été composée, mais par ses choix d'instrumentation, Fischer semble souvent recomposer le reste de la partition, alors qu'il en respecte les notes. La fin de l'opus est inédite mais le début joué ainsi est assurément inouï : les cuivres éclatants de la Toccata inaugurale sont remplacés par un maigre flutiau, piccolo (les trompettes ne serviront d'ailleurs qu'à combler discrètement l'harmonie et à dialoguer doucement, mais avec une justesse aussi impeccable que rare pour ces instruments anciens). En fosse, le chœur (de la compagnie d'Ivan Fischer, tout comme les danseurs) est puissamment expressif, mais avec la même homogénéité phrasée, très en place et méticuleuse dans le rythme.
Orphée est ici un Christ new-age avec longs cheveux et barbe, grande toge blanche aux revers d'azur et un collier chapelet. Cette figure christique renforce la logique dans la vengeance finale de Bacchus, qui fait châtier l'homme ayant renoncé aux plaisirs. Qu'il se promène heureux sur le gazon ou contrit sur le sol froid des Enfers, son interprète Valerio Contaldo chante en jouant de la air-lyre (il mime, parfois assez bien, le jeu sur sa lyre tandis que jouent le théorbe ou la harpe). Sachant affermir son grave en soutien constant, il joue de sa projection vocale et des distances avec le public : plus proche avant le drame, il s'éloigne et se recroqueville au fond du plateau dans sa supplique. L'aigu se resserre alors mais dans un phrasé allant et intense. L’interprète suit, ainsi, à travers l'opus et son ambitus, les différents figuralismes dans la partition (la voix soupire quand le texte parle des soupirs, entre autres exemples).
Orphée est soutenu dans sa douleur et en chœur par les bergers. Cyril Auvity a l'empathie et l'animation de celui qui a déjà tenu le rôle-titre. Prenant à témoin les personnages et le public, son phrasé très articulé est animé, appuyé, trémulant puis dolce. Le contre-ténor Michał Czerniawski a une articulation marquée, homogène et mesurée en couleurs et volumes. Le ténor Francisco Fernández-Rueda a été formé, comme ses deux collègues, à l'école florissante de William Christie. Les voyelles sont très rondes en bouche et les consonnes dynamiques strient le phrasé en hoquets (ornement typique du baroque consistant à buter avec intensité sur des rythmes pointés).
Emöke Baráth, avant d'interpréter Eurydice avec la poignante et noble lamentation de sa vie et de son amour, ouvre l'opus en incarnant la Musique avec une robe, des bijoux et une voix lapis-lazuli étincelants et profonds. La matière vocale est chaleureuse et charnelle, peinant parfois à se projeter vers les aigus avec agilité.
La Messagère apporte -la première- la douleur et la couleur noire sur le plateau. Sous un voile obscur mais étoilé, Luciana Mancini annonce la mort d'Eurydice, cachant son visage, tordant son corps comme elle tire longuement ses phrasés pincés, meurtris. Les consonnes sont cinglantes, les vocalises fourchues comme le serpent qui tua l'héroïne. L'animation rythmique marque le martyre.
Charron fait glisser sur le plateau une gondole de glace à roulettes (en marchant discrètement). Loin d'être charmé par les vocalises mitraillettes d'Orphée -qui doit pourtant lui ouvrir les voies de l'Enfer- il transporte (comme un chauffeur privé) d'un bout à l'autre de la scène et vers les coulisses, de pauvres danseurs abandonnés. Orphée a finalement le pouvoir, non seulement d'endormir ce Charon mais même de le rendre somnambule puisqu'il continue, en dormant, de marcher pour faire glisser sa gondole. Il jette à l'eau Orphée et sa lyre lorsque le héros se retourne, affichant le comble de sa mine patibulaire et de son regard malfaisant (hélas, la voix d'Antonio Abete n'est pas appuyée sur une note et bouge tellement qu'elle semble résumer son ambitus à son vibrato, suscitant une gêne perceptible parmi le public).
La gondole est ensuite munie d'un sofa pour accueillir Proserpine. Sa robe bleu nuit est également à l'image de sa voix et, loin de l'image d'une prude déesse agraire, c'est avec un charme vocal et corporel langoureux que Núria Rial caresse et séduit Pluton. Le Dieu des Enfers ne peut dès lors lui refuser la grâce d'Eurydice. Eurydice est ravie par Orphée car Proserpine ravit Pluton, au point que la voix de Peter Harvey en tremble, mais ne perd pas la ligne, peu charpentée, aux résonances moyennes.
La soirée se conclut sur la Bacchanale et de forts applaudissements du public.