Requiem de Mozart, mystique révolution Currentzis et MusicÆterna byzantine au Châtelet
"Teodor Currentzis" : ce nom est à lui seul devenu un projet artistique détonnant. Irrémédiablement suivi de surnoms et qualificatifs annonçant la couleur (enfant terrible, génie rebelle, "maverick" du nom de ces chevaux sauvages, bouillant, sulfureux, gourou gothique anarchiste, pour n'en citer que quelques-uns). Le chef gréco-russe a habitué le public à l'inhabituel, a banalisé l'exceptionnel par ses relectures décapantes des grands classiques. Pour chaque opus de sa lyricographie, qu'il s'agisse d'un opéra ou d'un concert, de Purcell, Puccini, Tchaikovski ou Janacek, du Requiem de Verdi à la Philharmonie ou de Mozart ici dans la Grande Salle du Théâtre du Châtelet, le chef pousse les tempi et les nuances jusqu'à des extrêmes, jusqu'à (quasiment) réinventer l'œuvre. Sans la trahir selon le public réuni ici et qui oint le chef d'une acclamation dès son entrée, avant même la première note de musique (saluant ainsi son travail déjà effectué), en la trahissant considèrent certains autres mélomanes qui n'ont donc pas fait le déplacement.
Une approche qui ne laisse donc personne indifférent, comme elle aborde différement chaque œuvre, chaque mouvement, chaque note, unique et originale. Le tout en composant un univers sonore mais aussi visuel. Comme il pousse l'œuvre dans ses retranchements, l'artiste questionne en cohérence la "version de concert" qui est ici telle une cérémonie œcuménique. Tous les interprètes (femmes et hommes) sont vêtus de longues robes noires, tels des moines orthodoxes. Ils officient debout (hormis les violoncelles qui ne peuvent faire autrement).
Dans la salle aux lumières éteintes, la lumière vient d'abord des voix a cappella. Le doux, délicat et léger unisson remonte en prélude aux racines musicales de la chrétienté, avec un chant grégorien (Introitus: Requiem æternam). Puis, un bourdon grave émane depuis les hauteurs du théâtre, un chant byzantin, Exedysan Me Ta Imatia Mou composé par Konstantinos Pringos -Cantor de la Grande Église de Constantinople entre 1939 et 1959. L'un de ses héritiers, Antonios Koutroupis, chantre principal honoraire de la Cathédrale orthodoxe grecque de Saint-Georges à Venise fait travailler le soliste Adrian Sîrbu et la phalange déployant cette musique : le chœur MusicÆterna Byzantina fondé l'année dernière par Currentzis, émanation tournée vers la musique d'Orient de son orchestre et chœur MusicÆterna initié en 2004 (qui regardait depuis la Russie vers l'Occident). Le son naturellement rond et couvert, englouti en fond de gorge, vibre jusqu'aux aigus très couverts.
Le Requiem de Mozart commence alors, sans transition, renforçant les liens œcuméniques entre les avatars du christianisme et entre les caractères musicaux. L'œuvre s'ouvre comme éclairée à la lampe torche (Sandrine Piau allume son pupitre seule et sera victime d'une autre confusion au moment de revenir de l'avant-scène), puis par les douces lumières de scène. La soprano française, probablement émue par cette cérémonie, a tout d'abord une voix tremblante, aux notes incertaines (basses et frêles, ténues et peu tenues). Son caractère vocal s'exprime dans son dernier solo, plus vibrant, placé et souplement appuyé (même si l'œuvre offre peu de temps et d'occasion pour retrouver l'assise de sa ligne). Le vibrato se déploie pourtant, comme la vibration de l'émotion.
Paula Murrihy, mezzo-soprano irlandaise, offre par contraste une voix droite. Elle privilégie la clarté du phrasé et la fixité des notes à l'expressivité vocale, certes seyant à l'univers artistique ici développé. De surcroît les deux voix féminines par leur important contraste, contribuent à distinguer les lignes dans les mouvements fugués et les tutti, les deux voix masculines étant tout aussi distinctes.
Sebastian Kohlhepp est un ténor allemand fort mozartien. Ses élans d'émotion rappellent Don Ottavio et Pamino, avec un son sculpté, clair et net, le travail d'un crescendo homogène. La basse, deuxième soliste à entrer, doit immédiatement imposer sa présence sur le Tuba mirum avec le trombone. Le chanteur russe Evgeny Stavinsky y parvient avec une voix aussi ample que son phrasé, sombre et en clair-obscur comme la salle. La rencontre entre ce timbre slave et le latin chanté à l'ancienne semble résumer le projet du Requiem par MusicÆterna.
Tous les mouvements s'enchaînent, chacun empli d'immenses accents, dans les échos desquels surgit l'harmonie, douce et tendre, recueillie surtout. Les archets claquent ou feulent, les timbales éclatent ou roulent, les cuivres sourdent violemment (tous les instruments sont d'époque).
Des passages sont pris au double de la vitesse (au moins), mais chaque instrument et choriste reste placé et en place, retenant d'autant plus la lente résolution des cadences, glorieuses. Le crescendo et l'accelerando fréquent est aussi immense que subito.
Teodor Currentzis reçoit un nouveau triomphe, les rappels se multiplient en une ovation debout. De quoi attendre avec impatience son retour in loco en mai pour le très (in)attendu Requiem de Fauré. De quoi regretter d'autant plus que la saison 2019/2020 prélude à la résidence de Currentzis au Châtelet se résume finalement à ces deux concerts, suite à l'annulation du concert Rameau du 29 octobre 2019, du concert surprise de fin d’année, et du cycle Beethoven du 4 au 17 mai 2020.