Le Freischütz de Weber retourne au Théâtre des Champs-Élysées
Carl Maria von Weber a beau figurer au panthéon de la musique romantique européenne et orner par son buste la façade du somptueux édifice parisien de Charles Garnier, la musique (lyrique) du maître allemand semble "jouir" d’une grande négligence dans la capitale française. L’Opéra de Paris n’a programmé aucun de ses opéras le demi-siècle dernier, le bilan est à peine meilleur dans les autres institutions lyriques de la ville. Après la production de l’Opéra Comique en 2011 (avec John Eliot Gardiner), ce nouveau Freischütz fait donc un retour fort attendu au Théâtre des Champs-Élysées. Ce retour du « Franc-tireur » de Weber à Paris n’est pas sans un fort symbolisme historique : cet opéra fut joué le lendemain de l’inauguration du Théâtre en 1913 (le 1 avril, deuxième soirée de gala inaugurale), la première œuvre lyrique étrangère jouée sur ses planches (un jour après l’ouverture avec Benvenuto Cellini de Berlioz). Par ailleurs, il s’agit des 20 ans de la dernière production montée sur place, réalisée par Francisco Negrin (en 1999).
Le livret de Johann Friedrich Kind, qui s’inspire des récits populaires et diaboliques, s’inscrit dans la lignée du Schauerroman (roman noir/d’épouvante). C’est précisément ce côté obscur qui occupe la place prépondérante dans ce spectacle créé par la Compagnie 14:20 à Caen en mars dernier (voir notre compte-rendu). Clément Debailleul, Raphaël Navarro (mise en scène) et Valentine Losseau (dramaturgie) choisissent une scène épurée et noyée dans l’obscurité, parmi laquelle les jeux de lumière et d’ombre, projections vidéo et mise en abyme transposent l’action sur le plan mental des personnages et accentuent les manèges surnaturels du diable Samiel. Pour cet effet, l’ensemble des costumes est quasiment uniforme de couleur grise, déplaçant ainsi l’attention vers l’écoute de la musique (hormis les surgissements scéniques). Le personnage de Samiel est confié à un danseur (Clément Dazin) dont les mouvements et gestes singuliers dénotent cet univers irréel (notamment le jeu d’ombres entre lui et Max), tout comme les balles magiques (des boules lumineuses) qui voyagent à travers l’espace immatériel dans lequel le temps est suspendu.
L’usage des vidéos se fait aux deux extrémités de la scène, sur une toile avancée et l’autre installée tout au fond de l’espace scénique. Les délimitations spatiales par des toiles transparentes permettent aux réalisateurs de plonger le spectateur dans l’esprit des héros, chacun tourmenté par la force du mal. À cela s’ajoutent les hologrammes d’artistes qui surgissent et périssent, renforçant ainsi la perméabilité entre la réalité et la fiction. Les projections visuelles concernent le monde de la forêt, les plans filmés au milieu d’un champ verdoyant, faisant contraste avec le fond noir, tandis que le portrait du vieux Kuno scrutant sa descendante forme l'un des rares instants provoquant le rire du public. L’emploi des outils technologiques, bien que pertinent, offre une surabondance d’images, bien difficiles à suivre sans une solide connaissance du livret.
Stanislas de Barbeyrac chante le rôle du malheureux chasseur Max, empêché par la sorcellerie diabolique de réussir au concours de tir, ce qui menace ses fiançailles avec Agathe. Sa voix robuste et puissante dépasse l’orchestre, sa santé vocale s’exprimant par la force sonore qui résonne sur toute l'étendue de sa tessiture, la plénitude du timbre étant atteinte dans le registre supérieur. Il campe un personnage très expressif et actif sur scène, marqué par l’inquiétude envers son destin précaire. Agathe est également souvent plongée dans ses pensées : Johanni van Oostrum offre un contraste aux forces maléfiques par la douceur et la blancheur de sa voix, seyant au caractère qu’elle joue (elle revêt une robe de blanche colombe). Ses aigus sont d’une clarté cristalline. Ses phrasés se font tantôt tendresse, tantôt ardeur de voix poitrinée. Son timbre velouté se pose dans les passages doux et calmes, mais les extraits rapides révèlent un léger manque de souplesse.
Chiara Skerath est une Ännchen virtuose, à la voix extrêmement élastique qui lui facilite l’exercice de gymnastique vocale. Son personnage brille d’optimisme par rapport à Agathe, ce qui se ressent dans une prestation enjouée et pleine de chaleur sonore, d’autant que son allemand est prononcé avec une aisance naturelle. Elle déploie son potentiel dans les cimes de la tessiture, émanant avec des tons perçants, soutenus par une intonation sans faille. En Kaspar, Vladimir Baykov est le représentant de l’obscurantisme démoniaque, l’intermédiaire entre les deux univers, rôle périlleux qui lui coûtera la vie à la fin de l’opéra. Il se manifeste par un timbre aussi sombre que son caractère, vocalement compatible avec son rôle. Sa grande voix est techniquement forgée pour parcourir les mélismes, mais toutefois limitée lors des attaques des notes aiguës où il se heurte à des difficultés de précision.
Le baryton Anas Séguin en Killian est un chasseur gaillard, s’exprimant d’un ton moqueur envers Max suite à sa victoire inattendue, par un chant énergique et irradiant. La présence de Thorsten Grümbel en Kuno est plutôt scénique que vocale, mais sa courte intervention en trio avec Max et Kaspar donne l’étoffe d’une basse descendant en profondeur. Le baryton autrichien Daniel Schmutzhard s’investit en Prince Ottokar, comme une sorte d’équivalent de Max/Stanislas de Barbeyrac (par la ressemblance physique et vocale). Son instrument lumineux chante des vocalises tout en conviction, la projection étant bien placée et au-dessus du son orchestral. L’Ermite (Christian Immler) ne fait son apparence qu’à la fin de l’œuvre par sa voix vibrée et prophétique de baryton, deus ex machina entraînant le dénouement heureux.
Laurence Equilbey, pour ses débuts au Théâtre des Champs-Élysées, propose un son historique, les musiciens d’Insula Orchestra se produisant sur les instruments de l’époque du compositeur, ce qui donne au final un son assez léger, contrastant avec les versions germaniques plus charnues. Ce choix s’avère risqué (comme de coutume en particulier pour les cuivres), les cors de chasse ayant beaucoup de peine s'ajuster en début de soirée. Dans l’acoustique mate du théâtre, ce sont les prestations solistes (alto et flûte solos parmi d’autres) qui ressortent particulièrement. Le Chœur accentus commence la soirée en déséquilibre avec la fosse, mais regagne ensuite sa stabilité, qui se confirme par des passages finement pétris en piano et des extraits fougueux en forte, se plaçant en commentateur de l’action dramatique.
La soirée s’achève en triomphe pour l’ensemble des interprètes qui reviennent plusieurs fois sur scène, mais ensuite en torrents de huées lorsqu’il s’agit du trio de réalisateurs du spectacle (metteurs en scène et dramaturge).