Hortense Schneider, la Diva d'Offenbach revit dans sa ville de Bordeaux
À La Belle Hélène, à l'adorable Boulotte, à l'incomparable Grande Duchesse, son compositeur ordinaire" Jacques Offenbach
La saison 2019/2020 marque un double anniversaire : 200 ans de naissance pour Jacques Offenbach (1819-1880), 100 ans de mort pour Hortense Schneider (1833-1920), muse, égérie du compositeur mais aussi du Second Empire musical. Pour cette double occasion, l'Opéra de Bordeaux offre dans son Auditorium un concert de gala pédagogique, doublement : aussi bien pour le public que pour les interprètes. L'Orchestre est en effet composé des étudiants du Pôle Supérieur et du Conservatoire de Bordeaux. Cela étant, ils offrent, d'emblée et de bout en bout, une prestation professionnelle. Sous la battue généreuse et connaisseuse de Marc Minkowski (reconnu comme un spécialiste du compositeur), ils enchaînent en trois temps-trois mouvements l'essence des caractères d'Offenbach : le dynamisme bondissant des contre-temps, les grands accords cuivrés et la souplesse d'une valse viennoise très langoureuse. Leur grande maîtrise des différentes tailles d'archets et de souffles sait alterner piqués et grand glissés. Le seul reproche qui pourrait leur être fait tiendrait à leur application impeccablement sérieuse, s'il ne s'agissait d'une qualité (appréciable chez d'autres phalanges).
Le concert de gala est un spectacle entièrement dans l'esprit de son propos et de l'époque qu'il retrace : un café-concert follement maîtrisé, où le narrateur et metteur en espace Nicolas Lafitte (incarnant le Duc de Gramont-Caderousse, qui lui donna un fils et sa fortune) raconte les différents épisodes dans la vie et la carrière de la diva. Épisodes qui sont illustrés par les airs extraits des opéras d'Offenbach, qu'Hortense Schneider créa et qui servent ici une double narration. Ils retracent en effet les triomphes successifs de La Schneider mais montre aussi combien Offenbach créait ces opéras sur mesure en suivant le caractère de sa diva et en se mettant lui-même en scène comme son amoureux admirateur. Le concert commence ainsi avec un choix évident : "La Diva", opéra-bouffe créé en 1869 pour et avec Hortense Schneider. "Oui, c'est un rêve, un doux rêve d'amour !" roucoulent ensuite Pâris et sa belle Hélène, peu avant la scène de ménage d'Orphée et Eurydice rappelant les caprices légendaires de la chanteuse !
La scénographie et le riche choix de lumières (très calibrées et localisées dans cet Auditorium flambant neuf, pouvant noyer la vedette de lumière et créer des pénombres intimes) renforce -dans un même espace- le passage du salon mondain à la grande scène d'opéra. Les artistes s'installent même autour d'une table richement dressée côté Jardin, entre chandelier, harpe et bouquet de fleurs. Même le chef Marc Minkowski participe à la mise en scène, en jouant Offenbach en personne, avec un fort accent germanique. La soirée, outre qu'elle glorifie une période clamée comme un âge d'or loin des crises économiques et sociales (ce qui est vrai pour le public fortuné des salles de concert mais beaucoup moins pour le reste de la population), ne se prive pas de quelques plaisanteries anachroniques : de notre temps (le narrateur présente La Belle Hélène : "Hélène, elle s'appelle Hélène, c'est une fille pas comme les autres"), et d'un autre temps (femmes qui miaulent quand les hommes évoquent des diamants). Certes, cela résonne avec les citations véritables dans des coupures de presse de l'époque, plus intéressées par le physique de la chanteuse et des allusions graveleuses, que par ses qualités vocales.
Hortense Schneider est ici dédoublée : interprétée par les deux chanteuses de la soirée dans des robes et parures à la pourpre identique. Deux chanteuses qualifiées de mezzo-sopranos, mais dont les voix sont d'une richesse toute complémentaire pour interpréter en duo la Barcarolle (soutenues par le Chœur Voyageur, très équilibré et d'une présence justement mesurée, y compris dans le Galop infernal des bis). Hors de ces moments de douceur, les deux divas se crêpent littéralement le chignon, se toisent mais pour mieux rivaliser de talents (et encore loin des coups tordus entre divas à l'époque, qui n'hésitaient pas à se tendre littéralement des fils croche-patte ou à encourager les allergènes de leur rivale, jusqu'au bord de l'empoisonnement).
Adriana Bignagni Lesca, déjà fréquemment programmée à Bordeaux et qui sera à l'affiche de La Périchole à Versaille déploie l'immensité de son ambitus et de son articulation. Même extrêmement sombres (telle Eurydice aux enfers vocaux), les tréfonds de la tessiture restent intelligibles. Le grave riche l'est certes également en souffle, blanchissant un peu la voix et venant à manquer pour le volume et la longueur des lignes (alors pourtant qu'elle n'est pas essoufflée par la rapidité des vocalises et des élans vers l'aigu), mais son "Ah oui", à lui seul, va de l'aigu glorieux au grave sensuel, exhalé. Cette soirée, dîner-spectacle bien arrosé (pour de rire) sur scène, la rend "grise" comme La Périchole, et même franchement saoule ("trop de Schnaps ! le Bordeaux c'est meilleur" lui adresse Minkowski, facétieux). Elle réalise alors le tour de force de pleinement maîtriser l'allure et la ligne vocale entièrement titubantes.
Récemment appréciée en master-classe avec Ludovic Tézier et pour le concert de rentrée à l'Académie de l'Opéra de Paris qu'elle vient de rejoindre, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur ne fait qu'une bouchée de La Belle Hélène, déjà bien mûre vocalement : ses harmoniques chaudes coulent sur un corps de voix charnu. L'aigu se déploie délicatement mais vers une grande voilure, aussi épanouie, avec une ampleur constante et même croissante dans l'agilité des vocalises (quoiqu'un peu serrées).
Le ténor Fabrice Lopez est peu audible, couvert par l'orchestre, il se décale tout en se raidissant de corps et de voix (il met ses mains en porte-voix pour faire entendre des Taratata). Toutefois, le timbre se révèle, pincé et typique de sa tessiture, lorsque l'accompagnement se réduit aux pincements de cordes. Surtout, sa mine candide sert en fait les personnages, tous dévorés par Hortense Schneider (il doit souffrir, penaud, d'être ainsi qualifié dans La Périchole : "Tu n'es pas beau, tu n'es pas riche, Tu manques tout à fait d'esprit; Tes gestes sont ceux d'un godiche, D'un saltimbanque dont on rit. Le talent, c'est une autre affaire: Tu n'en as guère..."). Le baryton Clément Godart se joint au narrateur et acteur pour contribuer à conter cette Belle Époque musicale, avant de chanter (et même de diriger en empruntant la baguette au maestro) d'une voix colorée et rieuse, agile et délicate dans les aigus, bien appuyée dans le médium.
Le programme offre en bonus trois opus qui n'ont pas été pas créés par Hortense Schneider : Les Contes d'Hoffmann qui ont ouvert cette saison anniversaire pour Offenbach à l'Opéra de Bordeaux et dont la Barcarolle revient par un bis aussi habituel que le Galop infernal (également offert une seconde fois à la fin de la soirée). Le troisième extra est la seule incartade en-dehors du catalogue d'Offenbach, mais, étant donné qu'il s'agit de Don Giovanni, c'est également une plongée au cœur même des Contes d'Hoffmann (dans lesquels la prima donna chante Don Giovanni).
De sobres vidéos ponctuent la soirée, plongeant dans les bulles de champagne et de petites balades à travers des lieux, parisiens et bordelais, emblématiques de la Diva.
Le public offre un triomphe, via ce spectacle, à la Diva d'Offenbach et de Bordeaux.
Cette soirée de Gala sera également à savourer lors du Festival Ré Majeure (dont Marc Minkowski est le Directeur artistique) à l’Île de Ré dimanche 3 novembre prochain.