Adriana Gonzalez, 1er Prix Operalia 2019 : "Chanter, avec beaucoup d'honnêteté"
Adriana Gonzalez, quand et comment avez-vous décidé de vous inscrire à Operalia ?
Depuis 2017, beaucoup de gens me conseillaient de m'inscrire, mais je ne me sentais pas encore prête : c'est un concours très difficile avec une immense exposition et donc autant de responsabilité. Si on y craque, la majorité du monde lyrique le voit. J'avais décidé de le faire en 2018, j'avais déjà envoyé le dossier et j'étais retenue mais le Grand Théâtre de Genève m'a proposé le rôle de Micaëla et un tel rôle dans une telle maison ne peut pas refuser. J'ai donc reporté à 2019. J'ai pu ainsi prendre le temps pour réfléchir au répertoire, y consacrer beaucoup de considération, d'introspection, d'auto-évaluation, beaucoup d'honnêteté et de dialogues avec mes professeurs et coachs. Choisir les morceaux est souvent ce qui fait perdre ou gagner un concours. Il faut se montrer dans sa meilleure forme, en étant consciente de ses faiblesses mais je voulais surtout montrer ma personnalité musicale.
Avez-vous donc dû faire un choix entre mettre toutes les chances de votre côté pour gagner ou bien montrer votre identité (quitte à ne pas l'emporter) ?
J'y suis en effet allée pour montrer qui je suis : et tant pis si je gagnais ou pas. Tellement d’interprètes chantent mieux que moi, ont de plus grandes voix et plus d'expérience, mais je voulais défendre les airs et les personnages que j'avais choisis, ceux qui me correspondent par la jeunesse et la fraîcheur. Préparer ce concours m'a également aidée à travailler la psychologie de certains caractères (j'adore ainsi Juliette et j'aimerais énormément l'incarner sur scène). Cette envie a guidé tous mes choix, bien davantage que la stratégie : peut-être qu'on ne penserait pas gagner un concours avec "Signore, ascolta" (air de Liu dans Turandot) mais il faut savoir y faire bien des choses, comme le si bémol pas trop longtemps, tout en suivant la ligne délicate d'un air presque à nu, a fortiori accompagné au piano dans un concours.
Visiez-vous tout de même la victoire ?
Tous ceux qui participent à une compétition rêvent de la gagner, bien sûr, mais je ne voulais pas faire un spectacle loin de mes capacités. Je voulais montrer un travail bien fait, mettant en valeur ma voix et des rôles que j'ai déjà tenus.
Operalia vous semble ainsi valoriser le travail de fond sur l'interprétation plutôt que les rivalités de suraigus et de virtuosités ?
Absolument : je n'étais pas la chanteuse faite pour éblouir par la rapidité fulgurante des vocalises. Je tenais les notes autant que besoin en suivant le tempo de la partition. J'ai fait le pari stratégique de chanter les mélodies telles qu'elles sont écrites. Jean-Louis Grinda, après les remises de prix, est même venu me dire : "vous avez très bien chanté Micaëla, avec le style français". J'ai remercié Dieu pour ce compliment. Qu'un français dise cela à un étranger, c'est miraculeux.
Quel est le style français ?
Déjà, il ne faut pas de ralentis partout. Faire le ritardando seulement quand c'est écrit, animer la ligne en restant a tempo. Faire ce qui est écrit ! Tout est dans la partition.
Comment était l'orchestre d'Operalia dirigé par Placido Domingo qui accompagne les derniers tours de la compétition ?
Superbe. Ils connaissaient très bien le répertoire alors qu'ils accompagnent énormément d'airs et d'interprètes différents. Ils assurent aussi bien les accompagnements de zarzuela.
Aviez-vous déjà travaillé ce style lyrique hispanique dont vous avez également remporté le premier prix ?
Non, mais ma langue maternelle est l'espagnol. Alors je me devais de participer aussi à cette partie du concours. Il y a également une tradition de représenter des zarzuela au Guatemala, le public s'intéresse à ce genre et s'y rend.
Est-ce que chanter la zaruzuela apporte des choses pour chanter l'opéra ?
Oui, bien sûr. Notamment le fait de chanter dans une langue nationale ou natale permet de rappeler combien il est important de travailler sur le sens des paroles. Mais même dans la zarzuela, je voulais aussi montrer un autre côté, qui me convient : ne pas interpréter la très fameuse De Espana Vengo alors que je ne viens pas d'Espagne. Mon envie est de ne pas faire quelque chose parce que tout le monde le fait ou parce que ça impressionne. Pourquoi chanterais-je La Traviata maintenant ? Peut-être dans sept ans, qui sait, mais pas aujourd'hui.
Comment avez-vous vécu ce concours, et notamment le stress ?
Je dois d'abord dire que tout est fait pour nous mettre dans des conditions optimales : l'accueil est excellent, tout le monde est organisé, gentil, professionnel, à notre écoute pour le moindre besoin (de l'eau, des partitions...). Tout est pris en charge alors on peut se concentrer sur le fait de chanter. C'est un luxe rarissime, cette année dans le merveilleux hôtel de la merveilleuse ville de Prague.
Quelle était votre stratégie pour les tours successifs de la compétition ?
Pour assurer les quarts de finale, j'ai choisi Micaëla et Liu qui sont comme mes cartes de visite. Ensuite, pendant que nous attendions les résultats pour savoir qui passait en demi-finale, je me disais : si je ne passe pas, aucun besoin de me préoccuper mais si je passe il faut être prête, alors je me répétais déjà le texte de la zarzuela pour le savoir bien par cœur. C'était la seule chose dans ma tête : il ne sert à rien de se préoccuper d'un échec à l'avance. Dans ce cas, il faut chercher à comprendre pourquoi : j'avais déjà échoué avant une finale et j'ai analysé ce qu'il fallait changer. Pour la demi-finale où nous pouvions choisir l'aria, j'hésitais entre Juliette ou Nedda avec la stupidité du réflexe qui consiste à se dire : il faut faire de l'effet. Non, il faut être soi-même, alors j'ai choisi Nedda.
Comment avez-vous préparé et réalisé la finale ?
J'étais très contente de mes prestations jusque là. Le lendemain de la demi-finale j'ai fait une répétition très agréable avec Placido Domingo. Je devais y retourner le soir, j'ai fait une promenade, bu un jus de pomme et en rentrant, je n'avais plus de voix ! À cause des variations de température (38° et climatisation), j'étais déshydratée. Je suis restée sans voix pendant les deux jours suivants, pour les répétitions et juste avant la finale. Je n'avais plus rien. Je restais dans l'hôtel à boire des litres d'eau, avec du citron.
Avez-vous dû prendre de la cortisone (ce que prennent les chanteurs en cas d'urgence) ?
Ah non, jamais. C'est beaucoup trop dangereux. J'ai une équipe formidable qui m'a aidée. J'ai eu en fait un souci avec ma première côte, qui s'est interversée et provoquait une déshydratation (un souci que je suspectais car il m'était déjà arrivé, et pour lequel j'avais déjà dû aller chez un physio-thérapeuthe). Donc le matin de la finale, à 9 heures, j'ai trouvé à Prague un spécialiste qui s'est rendu compte que j'avais la première, la troisième et la quatrième côte renversées (avec le stress, le mauvais sommeil, la chaleur). Elle m'a manipulée 1h30, je suis rentrée à l'hôtel, j'ai dormi deux heures. Puis théâtre, maquillage, échauffement, j'ai chanté mais je n'étais vraiment pas sûre de pouvoir assurer le concert. C'était un stress immense, et la réaction du corps après une très longue saison. J'ai donc décidé de prendre le temps après Operalia pour me reposer, préparer mes rôles plus tranquillement (et reconstruire toutes mes saisons pour alterner davantage des périodes de repos).
Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?
Operalia accueillait des gens si gentils, c'est un concours spécial aussi parce que les chanteurs sont d'une très belle énergie, pas d'ego, de fanfaron, de rodomontade : tout le monde était curieux de la voix et carrière des autres. Nous visitions Prague ensemble. C'était une belle communauté, aussi grâce à l'organisation. Mon coach Iñaki Encina Oyón avait aussi fait le voyage, pour m'accompagner dans toute cette expérience avec ses encouragements et conseils. Je suis emplie de gratitude envers tous ceux qui m'ont encouragée et envers Operalia. Je suis la deuxième guatémaltèque à l'emporter et cela me conforte dans ce travail.
Vous attendiez-vous à l'emporter ?
Non, c'était une surprise totale. La mezzo russe Maria Kataeva qui a gagné le deuxième prix est une interprète à suivre. J'adore sa voix, sa Cenerentola était magnifique, et c'est une très belle personne. Je pensais qu'elle gagnerait peut-être ou bien la voix magnifique de Christina Nilsson (3ème Prix). C'est aussi une question liée au goût des juges.
Votre victoire a-t-elle suscité un grand écho dans votre patrie ?
Au Guatemala cela a fait beaucoup de bruit et surtout inspiré beaucoup les gens. J'ai reçu énormément de réactions. Je suis particulièrement émue par les filles à l'école qui ont ainsi décidé qu'elles pouvaient être chanteuses d'opéra. Ce n'est pas un pays reconnu pour l'art, j'étais donc très heureuse et fière. C'est une belle chose.
Avez-vous également reçu des propositions professionnelles directement déclenchées par cette victoire ?
Oui, énormément, mais je ne peux pas encore en parler. Grâce à Operalia, beaucoup de portes se sont ouvertes, mais il faut faire les bons choix. Ne pas dire oui à tout, mais prendre le temps de la maturité pour construire une carrière à long terme. Enchaîner les rôles principaux et arrêter ma carrière dans cinq ans ne m'intéresse pas. Mais la plupart des directeurs ont de bonnes oreilles et proposent donc de belles choses, pertinentes.
Comment avez-vous réagi aux accusations qui ont été proférées contre Placido Domingo, et qui sont tombées seulement deux semaines après cette édition du concours ?
C'était très pénible. Je ne parle que de mon expérience personnelle à Operalia mais je ne peux pas croire qu'une personne aussi gentille, respectueuse, professionnelle puisse être un monstre comme il a été décrit. Être un interprète veut aussi dire lire les gens, voir quand ils vous mènent en bateau (et bien pire) : on doit pouvoir lire dans les yeux. Placido était toujours disponible pour nous tous, à 100% attentionné pour chacune. Cet épisode est lamentable, je ne connais pas son histoire, son passé. Tout ce que je connais, tout ce dont je peux parler c'est de la merveilleuse personne que j'ai vue à Operalia. Ce qui m'a marquée plus généralement autour du mouvement #MeToo, c'est la différence de traitement entre les deux côtés de l'Atlantique, avec des théâtres européens qui respectent la présomption d'innocence, et des théâtres aux Etats-Unis qui annulent des contrats avant toute chose.
Comment vit-on le fait d'être une jeune femme de 28 ans dans ce milieu aujourd'hui ?
Personnellement je n'ai jamais subi d'attitude mal placée, d'agression ou de suggestion. Je suis quelqu'un de très direct et si quelque chose ne me plaît pas je le dis très directement, mais j'ai toujours été traitée avec respect. Je dois toutefois dire qu'en tant que femme nous sommes beaucoup plus scrutées, physiquement, que les hommes. C'est peut-être ma culture personnelle mais j'essaye de ne pas prendre trop à cœur les commentaires. Il faut savoir être content et honnête avec soi-même, fière de son identité. Les femmes sont différentes sur les différents continents, c'est une richesse.
Quels rôles souhaitez-vous aborder ces prochaines années ?
Je vais reprendre Micaëla à Toulon, puis prendre Mimi à Barcelone. Après, Juliette, et ensuite je ne suis pas encore sûre. Ces trois-là, c'est déjà un bon début ! Avec en outre la comtesse que je vais reprendre. Beaucoup de choses sont à confirmer.
Revenons sur vos débuts, comment avez-vous découvert l'opéra ?
La première expérience que j'ai eue avec l'opéra, je la dois à ma mère. Elle écoutait et regardait beaucoup d'opéra, tout le temps. Le goût lui venait de l'époque où elle avait vécu à San Francisco. Je n'appréciais pas beaucoup les disques de La Callas qu'elle écoutait, mais un jour elle m'a installée devant un opéra à la télévision et j'étais absolument fascinée, m'a-t-elle raconté en disant : "c'est le seul moment durant toute ta jeunesse où tu es restée tranquille".
Comment avez-vous commencé votre apprentissage ?
En finissant l'école, j'ai choisi de faire du chant à l'université. Faire de l'opéra n'était pas un but. Je jouais du piano, de la guitare et j'avais un groupe de rock (qui faisait des reprises des Beatles, Pink Floyd, entre autres), mais j'ai compris dès mes premiers cours de chant que travailler la technique vocale lyrique permettait de contrôler tout l'appareil vocal et de chanter n'importe quel style. J'ai donc travaillé avec les références absolues et essentielles : le Vaccai [méthode du professeur de chant Nicola Vaccai devenue la référence incontournable, ndlr] et les arie antiche [recueil pédagogique de mélodies italiennes, tout aussi important, ndlr] et les disques des versions enregistrées par Cecilia Bartoli et Dmitri Hvorostovsky. Je n'avais aucune idée que la voix pouvait faire ça, toucher l'âme. J'ai immédiatement et toujours aimé la manière et la matière lyrique.
Chantez-vous encore d'autres styles ?
Pas vraiment, j'aimerais vraiment avoir le temps de le faire. Le jazz également m'a énormément plu et m'a aidée à payer mes études en donnant des concerts.
Qu'a représenté pour vous le fait de remporter en 2009, le New Upcoming Artist Award décerné par la Hemeroteca Nacional de Guatemala ?
C'est en fait une association de personnes qui soutiennent l'art au Guatemala. Ils organisent des concerts, donnent des prix aux artistes (chanteurs, peintres, sculpteurs). J'ai chanté Plaisir d'amour dans la maison d'une auguste mécène. J'ai été invitée à la chanter de nouveau pour un autre événement et j'ai reçu un prix avec trois autres artistes.
Vous chantiez alors déjà en français, l'avez-vous appris à l'école ?
Oui : ma mère me parlait en anglais, mon père en espagnol et j'ai appris le français dans une école trilingue, dès 4 ans. Ils m'ont inscrit dans cet établissement car le grand-père de ma mère avait un père français, parlait couramment et dirigeait même l'Alliance française au Guatemala. Mais rien ne nous prépare au français tel qu'il est parlé : je n'ai rien compris de ce que m'a dit la première personne que j'ai rencontrée en France : "Bonjour, ch'uis untel" (au lieu de "je suis" ou "je m'appelle" que j'avais appris à l'école). C'était très déstabilisant et demande du temps pour s'habituer. Et puis j'ai aussi découvert l'accent québécois, si différent.
Puis en 2012, vous décrochez le premier prix du Festival della Canzone Italiana, organisé par l’Institut Culturel d’Italie à Guatemala City, qu'est-ce que cela vous a permis de faire ?
Ce Festival était organisé par un professeur de chant. J'ai interprété l'air de Lauretta "O mio babbino caro". Le prix de ce concours était un voyage en Italie. Or justement, je voulais absolument partir en tournée avec le chœur mondial de la jeunesse l'été suivant, ils payaient tout sauf le voyage qui était à Chypre : j'ai pu partir à Rome et rejoindre Chypre, alors que je n'aurais pas eu les moyens de le faire autrement.
Quel a été le moment déclencheur pour votre carrière internationale et avec quel accompagnateur ?
Durant ces tournées, nous avons construit une relation très importante et durable de "mentor/protégée" avec Iñaki Encina Oyón, dont on peut dire qu'il m'a découverte. Il était l'un des chefs en charge du projet Chœur mondial de la jeunesse. J'ai fait une audition pour un petit solo, il m'a dit que j'avais une très jolie voix et m'a demandé quels étaient mes projets, comment se passait ma formation au Guatemala. Il m'a recommandé de passer des concours, d'entrer dans des Opera Studios et m'a présentée à Christian Schirm, Directeur artistique de l'Atelier Lyrique (aujourd'hui Académie) de l'Opéra national de Paris.
En vue de la première audition que j'ai faite pour Christian Schirm, Inaki m'a dit que je devais chanter Susanna parce qu'il l'adorait mais j'ai changé d'avis en dernière minute pour Pamina. Inaki était catastrophé, mais j'avais confiance. Lors d'une seconde audition avec en outre la directrice du casting j'ai également chanté Zerlina, Susanna et M. Schirm était très content. Il m'a demandé si je serais éventuellement intéressée pour participer à l'Académie et me l'a présentée avec une infinie modestie. C'était un rêve que d'être formée et chanter à Paris ! J'y suis restée entre 2014 et 2017.
Quelles sont les différences entre un Atelier/Académie comme à Paris et l'Opéra Studio que vous avez fait à Zurich, ou bien encore le système de troupe ?
Atelier et Opéra Studio sont très similaires : un programme de jeunes pour jouer les rôles secondaires sur la scène principale, avec des coachings en chant, style et diction, travail avec un pianiste pour apprendre les rôles : une grande dimension pédagogique. J'ai pu participer à trois productions par an pour l'Atelier à Paris, une seule à Zurich. Nous y recevons un stipendium (bourse) : de quoi vivre, certes modestement, mais la formation est gratuite et n'a pas de prix. Je continue d'ailleurs de travailler avec des enseignants de l'Atelier. La troupe, ce sont des artistes résidents, payés un salaire mensuel pour interpréter de un à trois opéras en même temps (cela dépend de l'opéra, de sa programmation et des types de voix). Ils ont un groupe composé de plusieurs chanteurs par tessiture.
Auriez-vous aimé rejoindre une troupe ?
Oui, j'étais intéressée en arrivant à Zurich. C'est une plus petite maison, mais très belle, avec le magnifique Directeur musical Fabio Luisi. Cela étant, j'aime bien me concentrer sur un projet à la fois. Alors que même en Opéra Studio, et même si ce sont des rôles secondaires, il faut parfois gérer trois projets en simultané avec les dimensions musicales, dramaturgiques, physique, mentale. Je préfère approfondir un rôle avant de passer au suivant plutôt que d'avoir le stress de mélanger les rôles (raison pour laquelle beaucoup de carrières finissent trop tôt). Le système en France est donc magnifique avec des productions qui durent deux mois pleins. C'est indispensable pour réfléchir à la manière d'interpréter un personnage, soi-même, sans copier un autre interprète.
Retrouvez dans sa partie Actualités, les comptes-rendus des spectacles avec Adriana Gonzalez
L'Académie permet aussi de tenir les petits rôles sur de grandes productions, qu'en avez-vous retiré ?
Pouvoir travailler avec Véronique Gens par exemple, une incroyable référence en musique française. Je faisais Diane quand elle était Iphigénie à Garnier et j'ai ainsi pu observer comment elle gérait sa voix et son énergie depuis le premier jusqu'au dernier spectacle. Ce n'est pas quelque chose qui s'apprend dans un cours de chant, mais uniquement avec le métier. Les petits rôles ne sont pas du tout faciles : puisqu'il y a peu à chanter, ce doit être bien chanté. Cela demande une concentration de chaque instant : être tout le temps présent, impliqué dans un personnage. Il faut connaître absolument tous les rôles et tout ce qu'il se passe sur scène, pour savoir comment être impliqué dans l'histoire. Même pour dire seulement une phrase, qui a l'air insignifiante. Je me rappelle de mon premier rôle à Bastille : le Page de Rigoletto. Je souffrais : c'est horrible de faire ce rôle ! L'opéra dure trois heures et il faut seulement chanter 45 secondes, après avoir couru à travers la scène : il faut retrouver son souffle, trouver le chef, être a tempo et ensuite se faire expulser de scène. Quelle belle introduction à la scène de Bastille, n'est-ce pas ! Et pourtant ce que le page dit déclenche l'air "Corteggiani, vil razza !" et tout le drame. Il n'y a pas de petit rôle. Il ne faut jamais prendre un rôle à la légère. Joan Sutherland a bien chanté la Comtesse Ceprano avec Callas en Gilda. Apprendre à avoir une concentration intense, c'est aussi une très belle expérience.
Le metteur en scène avait-il pris le temps de travailler avec vous le personnage du page ?
Oui, c'est lui qui me l'a expliqué. Je voulais essayer de le faire avec tout mon cœur.
Les Académiciens ont aussi des productions dédiées, comment avez-vous vécu La Chauve-Souris de Johann Strauss ?
Je ne sais pas pourquoi la metteuse en scène avait choisi ce thème du nazisme. Nous avons fait une visite à la Citadelle de Besançon lors de la tournée, dans une exposition sur l'Occupation allemande. Près de Besançon il y avait un camp de concentration, c'est peut-être là ce qui l'a inspirée. Des musiciens avaient en outre joué La Chauve-Souris dans un camp, mais notre version n'était ni dans un camp ni dehors. Elle nous a dit : vous n'êtes pas des prisonniers, vous êtes un personnage mais aussi vous-même qui rendez hommage aux prisonniers." Je pense qu'elle essayait surtout de faire avec des impératifs et peut-être un budget réduit : l'orchestre était un ensemble instrumental qui devait être sur scène (pour être entendu) et il fallait donc trouver une explication. Il fallait aussi habiter le grand plateau à Bobigny et la tendance est de faire des projections. Il y a tellement de façons différentes de proposer Fledermaus. Pour moi, c'était une occasion de travailler le rôle de Rosalinde dans cette musique passionnante. Elle m'a ouvert les portes d'autres répertoires, mais ce n'est pas le même type de souvenir que pour Cosi fan tute ou Don Giovanni (qui était aussi à Bobigny) avec un orchestre en fosse, une vraie scène et la confrontation avec l'opéra dans la vie réelle (il ne fallait pas tourner la tête pour voir le chef).
Comment se construit le travail d'écoute et les choix musicaux avec les chefs d'orchestre ?
Il y a toujours un travail à faire avec les chefs. Il faut savoir leur parler et s'accorder, comme avec un metteur en scène. Dire quelle est sa limite, ce qui est bien ou pas pour ses capacités. Le compositeur a pris le temps de marquer des indications sur la partition, il faut donc le respecter, en trouvant un consensus qui rende hommage à la musique.
Et avec les metteurs en scène ?
Il faut aussi parler. Je pense vraiment qu'il faut d'abord respecter la musique. L'opéra est chanté : sinon, on fait du théâtre. Le livret est noté sur la partition, il faut partir de la musique et avoir un dialogue ouvert, en restant respectueux pour l'oeuvre et entre les artistes. J'ai également la chance de participer à beaucoup de récitals et concerts : j'adore la concentration sur une partition au pupitre. Rentrer pleinement et uniquement dans la musique, ne voir et ne penser qu'à la phrase, pas comme à l'opéra où il faut tout maîtriser par cœur et penser à la musique, la scène, le chef, le collègue, les déplacements. J'ai ainsi des souvenirs merveilleux et récents de L’Enfant prodigue de Debussy à Nancy avec Rani Calderon, comme des Messes de Martini et Berlioz avec Hervé Niquet à Versailles et Montpellier.
N'est-ce pas difficile de ne chanter qu'une seule fois, avec des collègues qu'on ne connaît pas forcément ?
Moi j'aime beaucoup prendre un café avec les gens (c'est aussi dans la culture du Guatemala) et parler pour apprendre à lire les gens, comprendre leur énergie, développer la communication non verbale et apprendre à respirer ensemble, ce qui est capital.
Retournez-vous à l'Opéra de Paris, voir vos camarades ?
Parfois, mais je ne veux pas déranger les nouvelles générations. J'y vais aussi quelques fois pour travailler : en ce moment, je prépare La Comtesse (des Noces de Figaro), puis j'aurai le Requiem de Brahms près de Londres, Lauretta, Sœur Genovieffa dans Suor Angelica de Puccini à Tokyo, et je serai aussi la doublure du rôle principal, donc il faut travailler tout cela !
Ce ne sont que des prises de rôles et nouveautés à apprendre ! N'est-ce pas trop ?
La saison dernière, c'était pareil avec mes prises des rôles de Micaela, Liu, Rosalinda, Gianetta, Brigitta plus des concerts enregistrés. L'important est que tout s'inscrive dans une continuité, une ligne vocale et de progression, un répertoire, une caractérisation.
Comment savez-vous quand vous serez prête ou non pour un rôle, alors qu'il faut le signer par contrat deux ou trois années à l'avance ?
Il y a la progression vocale à travailler mais je fait aussi beaucoup attention à la densité psychologique. Je n'ai pas d'enfant alors comment puis-je donner vie à un personnage dont je n'ai pas les expériences, si c'est une femme qui a eu un enfant, qui a vécu toute une vie ? Il en va de même pour Butterfly : il faut attendre d'avoir la maturité psychologique. Vocalement, j'interprète Liu et Micaëla qui ne sont pas des rôles longs mais des rôles d'épisodes, permettant de se réserver un peu mais toujours en donnant vie physiquement au personnage. Alors que Butterfly est omniprésente vocalement : c'est Liu puissance dix, elle demande infiniment. C'est la combinaison de tous ces développements qui permet de construire un catalogue. La voix s'installe durant la trentaine (je suis née en 1991). Jusqu'à cet âge, il est possible de tenter des rôles principaux, mais avec beaucoup de précaution, en essayant les airs en récital, à petits pas, afin de voir les parties les plus difficiles du rôle. S'il est difficile de le chanter avec piano, ce sera impossible avec un orchestre.
Avez-vous le temps de retourner au Guatemala ?
Chaque décembre et parfois un peu plus. J'y suis invitée pour donner des concerts mais aussi faire des master-classes. Lorsque j'ai commencé à chanter, il n'y avait que trois professeurs de chant au Guatemela. Deux sont décédés alors il n'en reste qu'un, c'est donc pour moi une responsabilité que de pouvoir transmettre au moins les choses de base : comment respirer, se tenir pour chanter. Puis conseiller les répertoires : ne pas commencer par Tosca et Puccini mais Susanna et Mozart. Il y a dans mon pays un énorme potentiel, beaucoup de très jolies voix et des passionnés d'opéra.
Quelles destinations sont privilégiées par les chanteurs talentueux venant du Guatemala ?
Lorsque c'est possible, ils choisissent d'aller aux États-Unis mais ce n'est pas évident : l'éducation y est très chère, alors ils vont au Mexique, en Argentine ou bien en Europe. J'ai ainsi retrouvé des compatriotes en Allemagne et en Suisse. Nous sommes peu mais voyageons bien.