Orphée et Eurydice, pour les yeux et les oreilles à Liège
Orphée et Eurydice de Gluck (ici présenté dans la version retravaillée en français par Berlioz en 1862) voit se succéder les numéros (chœurs, danses, airs et duos) mais dans une continuité et une profondeur dramatique prolongées et reconfigurées par la mise en scène. Le dispositif est constitué d’un immense miroir pivotant qui, s’élevant en diagonale, donne à voir, tel un mur de fond de scène virtuel, l’action scénique par le dessus. Ce miroir devient écran, filtre, frontière entre les mondes des vivants et des morts, selon les besoins de représentation de l’action : il reconfigure ainsi le regard et en démultiplie la portée (jusqu’aux enfers, jusqu’aux cieux), tout en produisant des images quasi abstraites, d’un grand effet, se dressant comme des tableaux mouvants. Le chœur s’installe au centre de l’image, par ses déplacements mais aussi dans les masses des corps disposés à plat. L’effet s’en ressent sur leur production sonore, galvanisée, inspirée, très touchante ("Quels chants doux") et dramatique ("Quel est l’audacieux"). Les lumières d’Arno Veyrat complètent le dispositif avec force, dans le monde des ombres filtré par l’écran baissé, la sombre frise de l’enfer ou l’antique fresque élyséenne.
Les personnages se meuvent peu, l’essentiel des mouvements est confié à six danseurs qui, avec une discrétion totale, une corporalité constamment musicale et une précision horlogère tissent un récit visuel, soutiennent et renforcent le déploiement sonore, qu’ils guident et animent le chœur, ou qu’ils mettent en mouvement les protagonistes (en les déplaçant sur des tissus au sol, ou en les entraînant vers la mort à travers une vague noire de tissu volant). Les costumes de Manuela Agnesini sont simples et fonctionnels, indifférenciés pour le chœur, un peu plus caractérisés pour les personnages. La direction musicale alerte et inspirée de Guy van Waas sait mener l’orchestre électrifié, précis depuis la flûte solo du prélude jusqu’au délicat fil du continuo. Sa grande conscience des timbres (en particulier des bois) compose une texture très précise mais aussi profonde que la perspective et profondeur sur scène. Les tempi sont animés dans une cohérence dramaturgique d'ensemble. La matière orchestrale est opulente, comme souriante dans le drame.
Julie Gebhart, qui possède une douce voix de soprano (de type soubrette), campe un bel Amour plein de vitalité et d’élans. L’engagement scénique est en phase avec le mouvement perpétuel qui meut le déploiement dramaturgique tout au long de l’œuvre. Mélissa Petit, séduit autant en Eurydice, par son soprano au grain serré et chatoyant, chaleureux, ou plein de désarroi voire de véhémence (dans la scène où se sentant négligée, elle se livre à la mort). Elle restitue la dimension tragique du rôle avec autorité, une prononciation d’école et un engagement scénique vibrant.
Varduhi Abrahamyan, prend le temps de se défaire d’un manque de naturel lié au rôle travesti, mais qui exprime finalement les pulsions contradictoires qui agitent Orphée. Son mezzo est charnu, puissant, sombre, même pour exprimer les sentiments les plus doux, l’espoir, l’affliction et le désespoir. La ligne solide est étendue, vocalisant avec aise et dans la plénitude de la matière vocale, déployant les couleurs les plus variées. Le petit bémol tient à la prononciation du français (confusion de voyelles claires et sombres, nasales), surtout dans les récits, ainsi qu’à une cadence démesurée par rapport à la conduite vocale.
Orphée et Eurydice reçoit un accueil digne de cette production spectaculaire, rendue possible par une coproduction de grande ampleur assurant sa vaste diffusion (Opéra Royal de Wallonie-Liège, Opéra Comique, Opéra de Lausanne, Théâtre de Caen, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Opéra Royal-Château de Versailles Spectacles, Croatian National Theater in Zagreb, Beijing Music Festival).
Vidéo intégrale des débuts de la production, à l'Opéra Comique, avec Marianne Crebassa, Hélène Guilmette, Lea Desandre, Pygmalion dirigés par Raphaël Pichon (compte-rendu)