Rigoletto à l'Opéra de Reims, l'homme qui rit au bord des larmes
Le rideau se lève, une femme se trouve sur un bel étalon de bois, la posture lascive, préfiguration allégorique de la suite. Lors de la scène orgiaque sur laquelle s’ouvre l’opéra, raisins et plaisirs ne font qu’un, les femmes, seins nus, sont l’objet de l’attention des hommes et de leurs désirs. Le bouffon Rigoletto, lui, est l’objet de leurs rires. Pierre-Yves Pruvot interprète le rôle-titre avec gravité et émotion, son timbre sûr permettant ses accents désespérés et saisissants lorsqu’il apprend que sa fille a été enlevée. Sa couleur de voix s’adapte à toutes les inflexions de son tempérament, à toutes les modulations de son caractère, tantôt affligé, tantôt assoiffé de vengeance. L’amertume de ce père meurtri résonne dans une voix qui s’exprime envers et contre tout, et transcende le ridicule de sa fonction.
Sa fille Gilda est interprétée par Oriana Favaro, soprano léger qui entonne d’une voix claire et juvénile le Caro Nome, incarnant son rôle avec beaucoup d’expressivité et de virtuosité. La jeune fille, tourmentée, affirme un amour inconditionnel. Le sentiment qui l’étreint lui donne une détermination vocale qui s’exprime comme un doux paradoxe dans un timbre pur et frais. Giovana, la servante de Gilda interprétée par la mezzo Sylvie Bichebois incite Gilda à écouter son cœur, avec beaucoup d’adresse et d’émotion.
La mise en scène très picturale avec des costumes d’époque rappelle les tableaux de la renaissance italienne, les postures de chaque choriste sont étudiées avec beaucoup d’esthétique et jeux de métaphores : cheval, raisins, masques, mais aussi gants rouges de ceux qui procèdent au rapt de la jeune fille. Le drame avance vers son issue fatale et la maison délabrée, lieu du crime, évoque l’atmosphère des romans de Dickens, lieu de badinage entre le Duc et Maddalena interprétée par la mezzo-soprano Sarah Laulan, à la voix chaude et généreuse.
Marullo, à l’origine du rapt, est interprété par le baryton Julien Belle qui instille à sa voix une couleur de perfidie. Matteo Borsa, joué par Tadeusz Szczerblewsky fait résonner une voix de ténor puissante et stable. Le Comte et la Comtesse Ceprano, le baryton Benjamin Mayenobe et la mezzo Déborah Salazar donnent par leurs registres plus graves, une profondeur aux harmonies. Les intonations du page, interprété par la soprano Hadhoum Tunc révèlent des accents impertinents qui contribuent au développement de la dramaturgie générale sur la tonalité de l’inéluctable. Sparafucile (Mischa Schelomianski), le tueur à gages engagé par Rigoletto, arrive sur les lieux et fait résonner, dans une grande maturité vocale, toute l’amplitude de sa voix de basse aux couleurs sombres impliquées par son rôle.
Le Duc frivole est interprété par le ténor Thomas Bettinger plein d’entrain, dynamique et badin, moqueur dans ses envolées lyriques pour La donna è mobile repris deux fois par la suite depuis les coulisses (cet artiste sera prochainement à l'Éléphant Paname et dans Dialogues des carmélites à Toulouse). Cet air libertin qui ne cesse d’être entendu, résonne avec la malédiction du Comte Monterone, chanté par Jean-Fernand Setti, avec un vibrato inquiétant qui prête à frémir, et des paroles scandées de manière implacable, notamment lors de sa dernière apparition parmi le public, au premier balcon.
Le chœur d’hommes atteste de la progression de l’action, vers le drame en proie aux sentiments les plus contradictoires de vengeance et de pardon, d’amour et de haine. À la fois chanteurs expressifs et comédiens, la phalange chorale de l’Opéra de Metz atteste de la maturité vocale de ses interprètes, avec présence et caractère (atouts dont l’homogénéité peut parfois pâtir), soutenus par l’orchestre attentif de l’Opéra de Reims, subtil et raffiné.
Le contraste entre le mouvement dramaturgique-musical et l’immobilité d’un destin intransigeant est donné à voir et à entendre dans ce Rigoletto poignant.