Gesualdo, prince du chromatisme par Les Arts Florissants à la Cité de la Musique
Ce concert s’inscrit dans le cadre d’une intégrale des madrigaux de Gesualdo par Les Arts Florissants, le premier livre ayant été présenté en octobre 2018 et le second en juin 2019 dans cette même salle. Au nombre de six, ces livres furent composés entre 1594 et 1611 et c’est à partir du troisième livre que l’écriture de Gesualdo rompt avec une certaine tradition, conservant cependant l’écriture contrapuntique (technique d’écriture musicale superposant plusieurs lignes mélodiques) et l’effectif de cinq voix a cappella (sans accompagnement instrumental). La nouveauté se fait entendre dans l’ajout de dissonances et d’effets chromatiques (par demi-tons) saisissants, venant animer les passions amoureuses et rehausser le caractère funèbre des poésies.
En prologue, deux œuvres en lien avec l’opus de Gesualdo : Passa la nave mia de Nicola Vicentino qui fut le tenant de cette modernité et Les Prophéties des Sibylles de Roland de Lassus qui, presque cinquante ans plus tôt, déployaient ainsi l’usage du chromatisme par un ajout excentrique de dièses et de bémols, illustrant au mieux les propos énigmatiques des Sibylles.
L’équipe des Arts Florissants délivre ces pages musicales, délicate dentelle sonore, avec une expertise remarquée et une complicité de chaque instant. Derrière cinq pupitres, les six interprètes alternent leur place selon l’effectif demandé, les sopranos et les ténors allant s’asseoir à tour de rôle. Ces mouvements créent des respirations entre les 17 madrigaux du livre. Les regards se croisent, les voix se répondent, s’entremêlent, s’ajustent aux instants de convergence. Sans reprendre leur note à l’aide d’un diapason (pour assurer la justesse), ils lancent à tour de rôle des Deh, Ahi, O, révélant des timbres et des personnalités musicales diverses.
Paul Agnew assure la partie de ténor 2 en même temps qu’il dirige l’ensemble avec des gestes discrets et stimulants à la fois. La rondeur de son timbre offre un liant sonore au son d’ensemble et son engagement musical confirme sa place d’interprète. Il présente les œuvres et les compositeurs au programme, dans un désir de partage au plus près du public, dont il se moque gentiment quand ses applaudissements tardent à venir « Vous êtes là, je suis rassuré ! ».
Miriam Allan interprète la partie de soprano la plus haute, de sa voix cristalline, riche en harmoniques aigus. Avec une précision d’orfèvre, elle assure les départs et le phrasé, n’hésitant pas à tendre vers une certaine stridence pour intensifier les tenues et le discours musical. La voix d’Hannah Morrison se fond délicatement dans le son d’ensemble. Elle suggère à merveille les soupirs (Sospirava il mio core) d’une voix suave qu’elle conserve même quand le ton se fait plus percutant (non t’amo, o voce ingrata-non, je ne t’aime pas, oh mots ingrats !). Le timbre particulier de Lucile Richardot, parfois contralto, parfois mezzo-soprano, surfant dans un grand naturel sur les registres de tête et de poitrine, assure le lien entre les voix féminines et masculines. Elle peut évoquer la douceur de mourir (dolce è’l morire) aussi bien que la cruauté d’une ingrate (ah! dispietata e cura).
Le ténor Sean Clayton affirme davantage sa présence dans la deuxième partie. Son timbre délicat et clair évoque pleinement le Dolce spirto d’amore (doux souffle d’amour) et il soupire de pair (sospirare) avec Paul Agnew dans une belle complémentarité. Edward Grint soutient l’ensemble d’une voix riche et sonore. Ses graves timbrés offrent un socle solide aux harmonies parfois mouvantes du compositeur.
Les six interprètes se retrouvent pour Donna, se m’ancidete-Madame, en me tuant, madrigal à six voix qui conclut le concert sous les applaudissements chaleureux d’un public compréhensif (qui devra attendre le prochain livre pour profiter d’un bis).