Turandot Hi-tech pour les 20 ans du Liceù ressuscité
Le 31 janvier au
matin de
l’année 1994 : pendant les travaux de
réparation du rideau de fer (servant
à la protection incendie), quelques étincelles malencontreusement
échappées embrasent les rideaux fixes (supérieurs) de la scène,
avant de propager le feu aux rideaux de velours, puis à la toiture.
L’arrivée des pompiers ne
permet pas de sauver le
bâtiment, anéanti (sauf la façade). Mais porté par la ferveur nationale, le Grand théâtre du Liceù rouvre dans
un temps record (en
1999)
et dans toute
sa splendeur.
La restauration est faite presque à l’identique et
permet en outre certaines
innovations techniques : pour
l’accessibilité du public et pour la
scène nettement élargie (la
plus grande superficie en Europe après celle de la Bastille).
La réouverture du 7 octobre 1999 est célébrée avec Turandot de Puccini, œuvre qui était à l’affiche au moment de l'incendie, et qui n'avait pas pu être jouée. 20 ans avec la réouverture (symboliquement à la même date), le Liceù contemporain offre une nouvelle production de Turandot. Cet événement qui rassemble toute la haute société barcelonaise, est également important pour deux débuts : l’artiste vidéaste Franc Aleu se retrouve pour la première fois dans le rôle de metteur en scène, et il s’agit du premier spectacle du nouveau Directeur artistique de la maison, Víctor García de Gomar, qui remplace Christina Scheppelmann (nouvelle Directrice de l’Opéra de Seattle). Au lieu d’un discours commémoratif, la direction du Théâtre offre au public une vidéo en hommage à cet anniversaire :
Pour cette première
expérience du metteur en scène, Franc Aleu est épaulé par Susana Gómez, artiste expérimentée et connaisseuse
de l’œuvre (qu'elle mit en scène en juillet dernier à Tokyo).
Leur approche démontre l’évolution de la technologie dans le monde en général et à l'opéra en particulier, mais aussi la
transformation du théâtre et de cette œuvre au Liceù. La production très classique de Núria Espert (donnée en
1999, 2005 et 2009) semble d’avoir inspiré le duo artistique
(particulièrement pour les costumes) tout en étant ici "mise à
jour" : le diadème de la Princesse Turandot (porté
autrefois par Eva Marton et Maria Guleghina) est remplacé par une version électronique et lumineuse, tandis que le temple de la Cité
interdite est ici représenté par trois éléments scéniques
(un trône pyramidal avec bras robotisés et deux escaliers
de côtés), mobiles et changeant d’usage (les
escaliers deviennent une colline ou partie de la forteresse).
Si ce progrès technologique occupe la place prépondérante dans la lecture d’Aleu et Gómez, il est là pour être dénoncé. Les personnages sont divisés en deux mondes, séparés par la notion de l’Amour. L’univers auquel appartient Turandot est celui des robots et androïdes (joués par le chœur) qui idolâtrent son image de princesse insensible à l’amour des hommes. Par opposition, Timur, Liù et Calaf sont les êtres humains capables d’aimer et de se vouer au sacrifice. Ces deux mondes sont séparés spatialement, par une toile transparente sur laquelle sont projetées les créations vidéo, donnant l'illusion d’une boule de verre au sein de laquelle évolue l’espèce robotique et inhumaine, les autres étant en dehors de cette serre. Par ailleurs, les costumes des personnages diffèrent selon leur affiliation : le trio "humain" porte des habits plutôt traditionnels, les autres arborent des accoutrements multicolores (chacun sa couleur) avec des lumières en néon sur la tête. La scène finale dévoile le monde technologique vaincu par l’amour humain, les barrières sont enlevées et les êtres désincarnés (les choristes robots) acquièrent chair et sang en se déshabillant à moitié.
La soprano suédoise Iréne Theorin mène la première distribution (sur les deux prestigieuses programmées) dans le rôle-titre, habillée en bleu clair : la couleur de la froideur glaciale de son caractère, mais aussi de sa chasteté céleste (Divina e pura). Sa grande et puissante voix dramatique domine le plateau et se distingue même dans un grand tutti orchestral et choral. Très habile dans le maniement des dynamiques, ses passages piano sont particulièrement délicats. L’ampleur de sa voix poitrinée impressionne lorsqu’elle interroge Calaf dans le deuxième acte, mais le suraigu devient perçant, le texte inintelligible et le vibrato outrepasse la mesure.
Jorge de León incarne le vaillant prince Calaf, faisant le pont entre les deux mondes : celui qui fond les cœurs de glace et transforme l’intelligence artificielle en corps humains (en les piquant par la flèche amoureuse). Par les couleurs méditerranéennes de son ténor doux et chaleureux au phrasé belcantiste, la prononciation de l’italien lui sied naturellement, tandis que la force vocale n’est pas un obstacle (ce qui reste toutefois moins perceptible depuis le fond de la scène). Son Nessun dorma suscite une salve d’applaudissements avant même la fin de l’air.
Ermonela Jaho est l’héroïne Liù, qui par son amour bouillonnant pour Calaf s’oppose à l’insensibilité de Turandot. De son grand air Signore ascolta émane une suavité lyrique, la maîtrise absolue de son appareil vocal traversant des passages lisses, d'un piano tendrissime au forte passionné (certes limité). Sa mort est également réalisée dans un esprit technologique, les électro-chocs remplaçant le bûcher. Timur (Alexander Vinogradov) est un baryton à la voix ronde et d’une assise étoffée, puissant dans le diapason médian et qui reste inébranlable dans les aigus poitrinés. Le trio "chinois" est tricolore et robotique – Ping (rouge), Pang (bleu) et Pong (vert). Toni Marsol (Ping) appuie son baryton charnu, Francisco Vas (Pang) colore les aigus de son ténor lyrique au timbre clair et Mikeldi Atxalandabaso est un fil central qui relie ce réseau vocal par les mélodies à la sonorité lumineuse. Chris Merritt en Empereur Altoum, est un souverain à la tenue dorée, installé sur les hauteurs du trône mais dont les hauteurs du chant vibrent et vacillent.
L’Orchestre du Grand Théâtre de Liceu est mené par le Chef principal, Josep Pons, qui veille aux riches détails du son puccinien, surtout sur le plan des timbres où chaque section se fait nettement entendre. Les cuivres et les percussions se distinguent dans ce paysage sonore asiatique, mais le gong électronique de la fin du premier acte nuit à la solennité de l’événement. D’autre part, le son choral est inégal pendant la soirée, étouffé par la toile transparente mise à l’avant-scène (alors que le chœur d’enfants derrière le rideau est très tendre et délicat, peignant le calme d’une scène nocturne).
La soirée se termine en
triomphe, l’auditoire saluant unanimement
toute l’équipe
artistique, ainsi que les réalisateurs du spectacle.
En attendant la diffusion vidéo sur Arte Concert prévue pour le 15 octobre sur cette même page, voici la captation audio effectuée par la Radio Catalunya le soir de la première :