Qui a peur du loup ? Opéra immersif et moderne à Bordeaux
Dans
le cadre intimiste du
Salon Boireau au Grand-Théâtre de Bordeaux, le public est scindé en deux et se fait face, séparé par la scène au milieu, rectangulaire. La première
rupture avec l’opéra traditionnel est spatiale : la rotondité
chaleureuse est laissée de côté, ici, les angles doivent être
vus, ils se feront entendre ensuite par des saillies musicales
enregistrées au préalable et réalisées par le septuor Ars Nova.
Deux échafaudages de part et d’autre délimitent l’espace. Le décor est minimal : matelas, table, canapé
pourraient
évoquer une maison familiale, mais la famille manque et les barres
de fer des échafaudages évoquent un univers quasi carcéral :
c’est l’envers du décor, que Matthieu Roy, le metteur en scène,
tente de faire sentir derrière les distractions des enfants (dessin,
skate).
Un ordinateur a rassemblé et mixé tous les instruments de l’orchestre pour pouvoir l’éclipser. Seule reste une altiste, Iris Parizot. L’instrument fait face à la machine. La direction musicale, assurée par Jean-Michaël Lavoie, est parée d’un voile d’invisibilité : ni chef ni septuor ne sont visibles mais la musique n’en est pas moins audible. En effet, des sons adviennent, des notes âpres résonnent, se mêlent et construisent une densité sonore sur laquelle les répliques des personnages sont exprimées. Les dialogues, mi-chantés, mi-parlés sur le mode du récitatif sont entonnés a cappella, puisque la musique instrumentale s’écoute dans le casque. Des sons électroniques, électriques, disloqués et toujours empreints d’une certaine dissonance miment l’âpreté du monde extérieur, le contraste entre l’univers ludique qui accapare les enfants et le monde violent des adultes.
La plupart des interventions de la soprano Léna Rondé sont en parlé-chanté mais elle reprend également un air "file, éclair bleu" avec beaucoup de dynamisme, un timbre tenu, une maîtrise du souffle et une couleur un peu grave. Le garçon Dimitri qu'elle incarne n’est pas
pour autant complètement dupe de la situation : « Non,
crie-t-il
dès le début,
la guerre n’est pas finie ».
La vérité sort de la bouche des enfants, la guerre sévit, et où
que l’on soit l’homme est un loup pour l’homme. Dès lors,
« Qui a peur du Loup ? », le titre énigmatique de
l’opéra se comprend. Le père de Dimitri, joué par le comédien
Philippe Canales, membre de la compagnie du Veilleur, est surpris
en plein combat. Il met alors en garde son fils avec ces rimes :
« Il
y a toujours une guerre quelque part, quand l’une se termine,
l’autre démarre ».
Cet opéra offre une expérience de décentrement, loin de la France, pays des droits de l’homme. De brefs coups d’archets sur scène rythment les voix des artistes et augmentent la tension de la pièce. Les cordes de l’alto sont tour à tour pincées, frottées, le crin de l’archet crisse sur l’instrument, les sons sont délibérément acerbes. Toute musique figurative est avortée. Les notes sont dispersées comme la famille est séparée, et lorsqu’il y a des tentatives de polyphonie, de réunion, elles s’avèrent toujours impossibles. De rares arpèges subsistent, des motifs entêtants de deux ou trois notes sont répétés obsessionnellement avec des vents ou des cordes, parfois comme un son de guitare électrique qui déraille en glissando acide, crescendo ou decrescendo menaçants. Un triangle tinte, des boules chinoises, le verre d’un cadre photo qui crisse contre la ponte d’un clou, des mixages, des amplificateurs sonores. À cette occasion, la musique toute entière est redéfinie : sons assemblés, juxtaposés, continus, mixés, bruits, chant, voix parlée timbrée et même bruitages en font partie.
Les airs ne permettent pas le déploiement des possibilités vocales des chanteurs, les solistes parlent avec une voix timbrée, tout chant véritable est bâillonné. Flora, la petite fille veut aussi s’échapper, elle « dessine ce qu’elle ne peut pas voir ». Interprétée par Juliette Allen, la soprano rend l’innocence et l’exaltation de la jeunesse, avec lyrisme et une agilité notable dans la diction. La partition lui donne pourtant une écriture en récitatifs, chacune de ses saillies vocales (même sur des notes tenues, identiques, au vibrato pur, souple et ingénu ou droites) témoignent du travail comme du caractère exalté de l'enfance propre au rôle de Flora.
Dimitri sort parmi les loups, on ne le reverra plus, désormais, tout est fini. L’épreuve de la disparition a fait grandir les enfants.
La liberté est au centre de cet opéra résolument moderne qui mobilise l’actualité de notre temps. Il sensibilise le public à la fraternité, à écouter davantage les voix qui se taisent et qui se sont tues pour lutter contre la guerre. Cet opéra sous casque est une création originale immersive qui redouble l’aspect carcéral qu’il représente. Par ailleurs, il met en garde contre l’individualisme et incite à l’altruisme envers les opprimés. Cette œuvre engagée fait réfléchir sur notre monde en le regardant de loin tout en l’écoutant de près.