Rolando Villazón l’enchanteur en récital à Bordeaux
À travers le répertoire divers et flamboyant du folklore espagnol et latino-américain du XIXe-XXe siècle, le chanteur mexicain met à l’honneur des compositeurs injustement méconnus : notamment des airs de Silvestre Revueltas (1899-1940), mexicain lui aussi, qui a mis en musique certains poèmes pour enfants de Garcia Lorca comme Le Lézard, La Berceuse ou encore Les cinq Heures. Grand admirateur du poète andalou, Villazón est ému d’interpréter ces zarzuelas qui lui tiennent à cœur. Le ténor, naturalisé français, parle à son public dans la langue de Molière et chante dans celle de ses origines, l’espagnol, mais aussi en catalan et portugais.
Le récital commence avec les Sept chansons populaires espagnoles de Manuel de Falla (1876-1946) qui a tenté de retranscrire l’essence de la musique populaire, sa limpidité et sa vérité, d’après les recherches et les exhortations en ce sens de son prédécesseur Felipe Pedrell (1841-1922). Tour à tour languissantes et virevoltantes, ces chansons pour piano et voix témoignent d’un héritage instrumental différent : le staccato et l’absence de pédale qui caractérise souvent le dynamisme des mélodies au piano évoquent les successions de notes jouées sur la guitare flamenca. Les figures que la pianiste dessine sur les touches rappellent les cordes pincées de la guitare, cet usage des rasgueados dans l’accompagnement fait resurgir les accents populaires et archaïsants de mélodies désormais codifiées.
La plupart des chansons a trait à la vie quotidienne des paysans, aux sentiments d’amour ou de tristesse qui les étreignent. L’objet prosaïque du propos est souvent dramatisé par une musique affectée que Villazón exacerbe à loisir avec beaucoup d’humour, tant dans son jeu vocal que dans ses postures scéniques, dans une grande complicité avec sa pianiste alerte Carrie-Ann Matheson. Le « Ay » de déploration, si fréquent, est soutenu par un vibrato plein de sanglots qui se poursuit bouche fermée dans un effet de lamento particulièrement poignant. Le contraste qu’il peut y avoir entre la musique très théâtrale et des paroles sérieuses, relatives à l’amour ou à la solitude est accentué par Villazón qui tourne en dérision les propres propos qu’il entonne, tout en les énonçant avec une conviction sincère. Ces petites notes comiques apparaissent dans le chant comme des détails, mais elles font le sel de l’interprétation avec mimiques, sourires en coin ou clins d’œil. Impertinent, le ténor roule longuement le r d'Amor, enchaîne sur une gestuelle à la Chaplin, émeut dans ses complaintes avant la vivacité des tempi plus allegro.
Pour les zarzuelas plus classiques, le ténor s’autorise des archaïsmes orientalisants, des ondulations vocales, des trilles, un vibrato maintenu bouche fermée, des points d’orgue qui s’éternisent sur une note toute parée des nuances les plus extrêmes, avec un soutien d’air impressionnant, qui ne faiblit jamais. Le ténor multiplie ses voix, double sa présence, dialogue avec lui-même dans des registres et des nuances différents afin de parler au public et de lui montrer toutes les subtilités et les facettes de la musique folklorique hispanique.
Lorsqu'à la fin du récital l’Opéra de Bordeaux remercie la prestation par un bouquet, le ténor retire des œillets et les lance dans la foule. Il fait ainsi allusion à la berceuse qu’il a chantée un peu plus tôt et où il était question d’œillets. Le ténor témoigne ainsi sa joie de se produire à Bordeaux, ville où il avait chanté au tout début de sa carrière et où il raconte avoir été payé en bouteilles de vin.
Sous les ovations du public amusé, complice et conquis, debout face au grand ténor, Villazón, ému, interprète une zarzuela de plus en bis : La rosa y el sauce, pleine de vigueur et galvanisée par le tonnerre d’applaudissement des spectateurs. Puis, de plus en plus tenaillé par l’émotion, le voilà qui décide d'entonner María Grever, Muñequita linda, mais la ferveur du public ne faiblit pas, alors, le ténor, comme ivre de musique revient encore sur scène pour interpréter un troisième bis, de plus en plus furioso avec des envolées libres et obstinées. Enfin, face à une salle comble ne cessant d’applaudir le maestro du chant, Villazón revient une quatrième fois sur scène pour un quatrième bis plus lyrique que jamais : Cielito lindo et tout le parterre de reprendre en cœur « Ay, ay ay ay, canta y no llores », le refrain de cette fameuse chanson populaire.