The Indian Queen, semi-opéra à Lille
Bien moins connue que les semi-opéras The Fairy Queen ou King Arthur et que l'opéra Didon et Énée, The Indian Queen est ici annoncée dans une "nouvelle version", telle que la revendiquent Guy Cassiers et Emmanuelle Haïm. Ils reviennent à la forme du semi-opéra (alternant la musique de Purcell avec le drame de Sir Robert Howard & John Dryden), alors que ces œuvres de Purcell sont données, de nos jours, uniquement dans leurs épisodes musicaux. Cependant, ces parties ont été changées. La musique composée par Daniel Purcell pour conclure l'opus de son frère Henry décédé sont ici ôtées et remplacées par d’autres musiques d'Henry Purcell. Mais à l'inverse, des musiques d'autres compositeurs sont rajoutées : de Matthew Locke et John Blow ainsi qu'un arrangement pour cordes signé Peter Holman d'un manuscrit pour clavecin d'Henry Purcell.
Les amours et conflits croisés avec la vision fictive des Indes exotiques forment un écheveau (comme fréquemment dans les opus baroques), rendu encore davantage difficile à suivre par ce plateau. Le conflit (qui n'a jamais pu avoir lieu historiquement) entre les Aztèques du Mexique et les Incas du Pérou est ici résumé par le dramaturge dans le programme comme "un croisement entre un feuilleton familial comme Amour, Gloire et Beauté et des séries sur la classe politique comme À la Maison-Blanche, House of Cards ou Scandale".
Le mariage entre opéra et théâtre est ici une alternance sur des plans séparés, temporels et scéniques : dans leurs moments de déploiement, les musiques et les chants sont stoppés pour céder la place à la parole et de même, lorsque le théâtre monte (sur la qualité toute Shakespearienne de la prosodie incarnée par ces acteurs), il est interrompu par la musique. À un seul moment les deux sont unis dans un mélodrame (jeu sur de la musique).
La division est aussi imposée sur ce plateau uniquement occupé par un mur mobile de quelques panneaux qui voyagent de haut en bas et de gauche à droite. Y sont projetées des cartes postales de plage, des images d'immeubles détruits (pour représenter la guerre) et des superpositions floues de symboles exotiques (ou la vision brumeuse d'un personnage affublé d'un masque de réalité virtuelle, tandis que les autres le prennent en photo avec leur téléphone portable, objet qui sert aussi aux militaires pour être notifié des avancées de l'ennemi).
Les acteurs sont ainsi repoussés devant les panneaux et dans une quasi-immobilité. Pendant qu'ils récitent leur texte amplifié par microphones, des vidéos pré-enregistrées projettent sur les écrans ces mêmes acteurs jouant et mimant le même texte. Le jeu des acteurs étant évidemment vivant, il ne peut absolument pas correspondre aux vidéos pré-enregistrées. Le spectateur est donc face à un décalage constant entre le jeu et la vidéo, les gestes ne correspondent jamais et la parole des micros vis-à-vis de l'image en vidéo produit l'effet d'un doublage de téléfilm souffrant d'un problème technique (même lorsque les acteurs tournent le dos au public pour faire face aux écrans qu'ils doublent, ils sont en décalage). Durant un bref passage de la soirée, deux chanteurs se filment eux-mêmes en direct à bout portant, comme il sont éclairés de néons placés sur leur nez mais le décalage de la vidéo est aussi flou. De fait, le spectateur est censé pouvoir observer trois niveaux différents (tous décalés) en simultané puisque les sur-titres sont indispensables pour vouloir suivre ces péripéties baroques.
Les grandes statues multicolores dressées au long de la rue qui mène de la gare à l'Opéra annoncent l'exotisme de l'Eldorado qui est aussi le thème de cet opus, le tout dans le cadre municipal de l'opération Lille 3000. Pourtant le spectacle reste sombre : un plateau noir sans aucun décor ni accessoire. Chaque scène demande au spectateur de chercher d'abord de quel personnage immobile et tout en noir dans ce plateau noir provient la voix amplifiée ou chantée (à ce titre, les chœurs sont volontairement figés en des phalanges martiales -ou bien s'allongent main dans la main- tandis qu'ils recueillent leurs mains pour mimer des berceaux ou agitent les doigts pour faire les colombes).
L'ensemble des interprètes sur le plateau (chanteurs, acteurs, certains réunissant les deux) sont méconnus des scènes françaises mais connaissent la langue de Shakespeare et la musique de Purcell. Les quatre chanteuses sont toutes soprano. Rowan Pierce chante avec le ténor Hugo Hymas le candide couple d'indiens du prologue, avec pour mission d'introduire l'œuvre dans un monde de douceur et de concorde (la représentation de l'équilibre divin du jardin d'Eden avant l'arrivée du péché guerrier). La distribution disposant pourtant de trois ténors, elle exige néanmoins d'Hugo Hymas un fort changement de registre puisqu'il interprétera La Gloire : son lustre et son brillant demeurant très mesurés et contenus dans une voix haletante et blanchie, passant la fosse sur le seul appui du médium. Sa comparse attaque les débuts de phrases mais le reste de la ligne s'estompe et la voix précipitée manque de souffle.
Dans le défi impossible de se synchroniser avec la vidéo, Anna Dennis est en outre la seule femme qui doive jouer et chanter (d'une voix soprano sereine mais effacée, très au fait de la lamentation Purcellienne), la seule également qui n'ait pas elle-même été filmée pour représenter son personnage en vidéo (elle est doublée par Katy Brittain). Soprano peut sembler une tessiture étonnante pour chanter Le Dieu des rêves, mais l'aigu de Carine Tinney peut dès lors charmer dans les volutes du sommeil et la chanteuse a aussi une assise grave, douce et suave, une voix-oreiller de plumes qui fait une démonstration éloquente de son pouvoir en plongeant visiblement plusieurs spectateurs dans les bras du sommeil. Sa voix domine dès lors au point de taire les autres voix du quatuor formé avec sa collègue soprano Zoë Brookshaw (frétillant dans l'aigu mais disparaissant dans le médium et le grave que convoitent souvent sa ligne) et les deux ténors Ruairi Bowen & Nick Pritchard, d'autant plus légers qu'ils doivent interpréter des esprit aériens, s'éloignant de la justesse sur des consonnes appuyées mais avec des voix étranglées.
Les deux voix graves chantent des rôles bien plus campés : Gareth Brynmor John est le seul à pouvoir composer son personnage d'Ismeron à la fois par le jeu parlé et par le chant (baryton), bien accroché au rythme et à son ancrage vocal mais manquant des notes graves. L'appui est intermittent mais le timbre reste sombre avec des résonances hautes. Tristan Hambleton, baryton-basse incarnant L'Envie, domine ici irrémédiablement la Gloire en contre-sens par rapport au livret et au christianisme, mais qu'il rachète par sa voix et en interprétant ensuite le Grand Prêtre. Cela étant, le duo de voix graves glisse sur toutes les notes, trémulantes. Le tout alternant avec six autres acteurs.
Emmanuelle Haïm dirige ses effectifs du Concert d’Astrée avec ses habituels élans et soubresauts violents, rendant les cavalcades instrumentales très nerveuses, mais, comme son orchestre, rend aussi la gloire de Purcell sans en négliger la pompe de circonstance. La fosse exhale aussi une grande souplesse de lignes et une douceur dans les moments élégiaques, parachevant la richesse d'une orchestration (et d'une interprétation) avec des percussions exotiques. Le continuo léger volette et frétille, sa précision est reprise en tutti par les dynamiques orchestrales riches et placées jusqu'aux cadences, renforçant l'effet d'interruption lorsqu'elles doivent de plus en plus rapidement et souvent se taire.
Après une menace de sacrifice imitant les tortures de Guantanamo et des suicides simulés par un coup dans le ventre (sur lesquels éclatent des spots lumineux), le public applaudit croyant l'oeuvre terminée, mais il reste encore un ensemble. Il applaudit alors la fin de l'ouvrage. Mais il reste encore la morale de l'histoire, que l'acteur vient édicter en s'excusant littéralement d'ajouter cet épilogue.