Les Indes galantes version hip-hop à Bastille, "Les Sauvages" à la Fashion Week
Les parallèles entre l'œuvre de Rameau et cette version actualisée sont nombreux puisqu'il s'agit de faire entrer une danse exotique et contemporaine dans une noble institution : les ballets du temps de Rameau étaient de leur temps et reçus à la Cour, comme le hip-hop entre ici dans la vénérable institution qu'est l'Opéra de Paris.
La chorégraphie de Bintou Dembélé se définit d'origine Hip Hop, travaillant de multiples danses urbaines : Krump, Voguing, Popping, House, Éléctro, Waacking, mais également quelques inspirations faisant fi des catégories et hiérarchies, passant de danses paysannes à de nobles menuets. Dans l'ensemble, l'identité de chaque style est bien séparée, avec quelques moments de fusion : pointes de ballerines en baskets, tresses et corps tourbillonnant. En ce soir de première, les danseurs de la Compagnie Rualité paraissent visiblement nerveux, parfois fébriles. Leur tension est certes cherchée par ces chorégraphies, non pas seulement dans leurs esthétiques mais dans le choix qui est fait de suivre littéralement les accents de la musique (pleine de surprises, de brusques élans ou silences).
Les tableaux sont eux aussi littéraux et modernisés, dans un univers sombre et de béton. Un immense trou creuse le milieu du plateau, un immense bras articulé en sort et y replonge tour-à-tour une carcasse de bateau avec couvertures de survie (les matelots qui s'échouent en Turquie, ici inspectés par des agents de désinfection avec un berger allemand), un manège pour les enfants (qui chantent très justes et en place) durant la fête des fleurs, différentes lampes à LED pour illustrer les astres. Le Sérail persan devient un quartier rouge urbain (avec filles dénudées dans des cabines), le "Papillon inconstant" s'envole dans les airs avec une longue traîne de chrysalide et une lampe frontale, un feu de camp est allumé autour du trou central lorsque fuit l'astre du jour, les indiennes d'Amérique deviennent des pom-pom girls dorées, les Sauvages sont dans une prison de néons.
Sabine Devieilhe (interviewée avant cette première) sort du trou fumant. En Gourou ultra-chic de la mode qui débarque parmi les Sauvageons (comme le noble arrivant dans les colonies), elle "civilise" les habitants du plateau. Passant sous les mains de ses assistants modistes, Les Sauvages en juste-au-corps couleur chair sont habillés comme pour la Fashion Week (dont, coïncidence marquante, l'Opéra de Paris accueillait deux défilés cette semaine, l'un à Garnier et l'autre dans le hall encore brut de sa future salle modulable). Les Sauvages prennent la pose sur des podiums, photographiés avec de puissants flashs cadencés sur la musique, puis ils défilent sur un catwalk au-dessus du vide et au son d'une cornemuse sur scène (la musette du livret). Enrôlés, ils revêtent ensuite les tenues de Robocop et deviennent les soldats qui arrêteront leurs frères de Cité.
Le tout premier à danser est le chef d'orchestre, Leonardo García Alarcón. Ses amples mouvements de bras brassent l'air dès l'ouverture devant le rideau baissé. Il mime même les gestes qu'il attend de ses différents pupitres. L'énergie constante guide les entrées de chaque voix et marque les temps pour les danseurs sur le plateau, toutefois le son des instruments d'époque de cet ensemble (Cappella Mediterranea) est loin d'atteindre l'orchestre symphonique et se perd (même si la fosse est très relevée) dans l'immense acoustique de la Bastille. La puissance de la fosse reste bien en-deçà de l'énergie sur le plateau, même lorsque le chef saisit une baguette pour fouetter les airs. La guitare notamment n'est que grattements, et les bois sont un grincement de timbre.
L'acoustique est tout aussi immense pour la voix de Sabine Devieilhe (qui incarne tour à tour Hébé, Phani et Zima) mais la soprano qui attend un heureux événement retient peut-être ses appuis abdominaux et elle sait compenser le manque de volume par un placement net et des vocalises en fils d'argent. Progressivement, le corps de la voix s'installe sur un grave riche et plein, par des accents armés. Au Pérou, elle est plus timide et apeurée sous la capuche d'un pull, sweat-shirt qu'elle passe à sa collègue soprano Julie Fuchs (Émilie en Turquie, Fatime en Perse). Celle-ci est très appliquée dans sa chorégraphie. Si le volume sonore en pâtit (a fortiori dans les mouvements rapides), elle n'a pas besoin de se concentrer sur la voix pour déployer son ample ambitus, appuyé et dynamique. Comme pour ses camarades, le pianissimo se fait très touchant lorsque l'accompagnement se réduit et son ample vibrato estompe des notes basses.
Jodie Devos incarne L'amour derrière un voile, sorte de baldaquin individuel (invitant dans le lit de l'amour) ou de moustiquaire privative (pour éviter d'être piquée par le désir). Cela ne l'empêche pourtant pas de diffuser sa voix, mais sans doute de voir le chef, d'autant que cinq enfants ont pour mission de l'aveugler par des lampes torches. Le public peut apprécier leur puissance lorsqu'elles se tournent vers lui pour lui brûler la rétine, c'est ensuite au tour des choristes (mais eux ont droit à des lunettes de soleil). Le rythme perdu par la chanteuse entraîne avec lui la justesse des vocalises, qu'elle retrouve donc logiquement lorsque le tempo ralentit et s'assouplit. Au Sérail, elle est ensuite une esclave sous vitrine, en porte-jarretelle, culotte et guêpière (participant elle aussi aux chorégraphies, lascives). La chaleur de cet épisode permet à sa voix de raviver son médium sur de sensuelles tournures phrasées.
Son souteneur est Mathias Vidal en travesti. Le timbre pincé et claironnant du ténor appuie son soutien jusqu'à faire trembler la ligne vers un aigu serré (parfois droit et blanchi ou en voix de tête). La ligne vocale est très animée, agitée même, mais il en contrôle la justesse jusqu'à prendre les notes un peu plus graves ou aiguës selon l'effet voulu, de douceur ou de brillance.
Stanislas de Barbeyrac (Don Carlos/Damon) en bon chef des gendarmes est très droit dans son armure. La voix est aussi caparaçonnée et acérée. Souple dans ses résonances, le volume emplit la Bastille, pas seulement dans des élans vers l'aigu couvert. Edwin Crossley-Mercer (Osman/Ali) étale une voix grave et sombre, qu'il élargit un peu trop volontairement pour conserver la précision de la prosodie, d'autant que le souffle s'étiole en fin de phrase. Alexandre Duhamel (Huascar/Don Alvar) a un caractère ténébreux et dispose presque des graves, au fond desquels la partition, et son envie d'assombrir encore la voix, le maintiennent. Son soleil noir (dans son grand air "Soleil, on a détruit tes superbes asiles") inonde la Bastille d'une obscure clarté. L'articulation est ample, et le volume s'épaissit sur les fins de phrases, tandis que son tonus se relâche à mesure que les voyelles s'élargissent, la projection très en-dehors donnant alors un effet "débraillé" en ce soir de première.
Florian Sempey (Bellone/Adario) a fière allure et fière voix. Maître de ses accents graves et de ses aigus guerriers, il dompte la fosse résonnant avec les trompettes de la renommée (ici bien embouchées). En chef des sauvages, il vrombit plus ample et intense encore, tout en prenant un plaisir visible à participer aux chorégraphies (il exulte pour les saluts, à l'occasion desquels il fait une démonstration de pom-pom) !
Le Chœur de chambre de Namur participe également aux mouvements chorégraphiques, incarnant le public du défilé de mode ou la tribut de sauvages. Leurs mouvements ne diminuent en rien leur placement et leur justesse, riche dans chaque pupitre et homogène dans l'ensemble, y compris avec le léger accent belge.
La légendaire Danse des Sauvages (dans l'ultime épisode de l'œuvre) est à ce point puissante en terme d'énergie musicale et chorégraphique, que le reste du spectacle semble des prolégomènes à cette scène déjà chorégraphiée en 2017 par Clément Cogitore (réalisateur qui signe la production), pour la 3e Scène -espace numérique de l'Opéra de Paris. Les danseurs en fureur martèlent le sol et les corps. Ils finissent le poing levé, sous une immense acclamation. Chaque interprète, sortant du trou central, viendra saluer à la file, en offrant son pas de danse le plus spectaculaire dans un triomphe tonitruant (couvrant la musique, qui continue vainement en fosse).
Longtemps après que le rideau soit retombé sur ces Indes galantes, le spectateur peut encore entendre trembler et résonner les murs de la Bastille, dans les féroces échos des danseurs qui célèbrent leur performance entre eux, sur scène.