Le Docteur Miracle ouvre la 2ème saison des Bouffes de Bru Zane, à Marigny
En 1856, Jacques Offenbach vient d'inaugurer son nouveau Théâtre des Bouffes-Parisiens et il organise pour l'occasion un grand concours : invitant tous les compositeurs à mettre en musique le même livret, Le Docteur Miracle écrit par Battu et Halévy. Nouveau coup de publicité et de génie, le succès est au rendez-vous et couronne ex-æquo deux figures majeures de la musique française, capables de passer d'un genre à l'autre : Georges Bizet et Charles Lecocq. Comme Bizet (grâce à Carmen) est demeuré bien plus célèbre que Lecocq, il en va de même (relativement bien entendu) pour leurs versions du Docteur miracle qui demeure une œuvre rare de Bizet, rarissime de Lecocq. Cette seconde version s'inscrit donc parfaitement dans le projet du Centre de musique romantique française qui multiplie les redécouvertes et résurrections appartenant au répertoire français du grand XIXe siècle. Toutefois, seule la version de Lecocq est ici représentée : le concept étant, certes, d'offrir de courts spectacles d'une heure sans entracte (pour renouveler le public et le dynamisme du genre), cela n'ôte rien à un certain regret : il aurait sans doute été passionnant d'entendre en diptyque les deux versions de ce même texte (Bru Zane ayant déjà proposé des spectacles "2 Bouffes en 1 acte").
Miracle : Lecocq fait une omelette
Cela étant, un seul Docteur miracle contient déjà une bonne dose d'ingrédients. Le plateau permet toutes les folies bouffonnes. Sur ce plateau et dans un empilement de caisses, les personnages peuvent dévaler, se cacher pour tendre leurs pièges, se chasser, s'envoyer des claques et coups de pied au postérieur (autant d'actions typiques du genre bouffe et de la commedia dell'arte, seyant absolument à ce livret : l'histoire habituelle, chez les italiens, chez Molière comme au Boulevard, d'un jeune couple rusé qui finit par se marier en dupant un père récalcitrant, grâce à divers déguisement, notamment celui du Docteur miracle qui sauve la vie du Podestat en l'échange de la main de sa fille). La musique est elle-aussi un ludique et savant assemblage de formes connues, notamment des danses, portant des airs que le public peut facilement siffloter à la sortie. En somme, Le Docteur Miracle est comme une omelette complète qui jetterait pêle-mêle tous les ingrédients à disposition avant de les fouetter vigoureusement. Justement, cette production (après un début assez lent) s'emporte bientôt dans la folie typique du style et précisément pour la grande et mémorable scène de l'omelette ! Une suite d'airs vante ce plat au menu avec des élans amoureux et des couleurs musicales dignes de L'Élixir d'amour (autre histoire de charlatan, signée Donizetti), puis la conspuant : Lecocq -dans la savante tradition des opéras italiens- entremêle dans un morceau de bravoure et en simultané ceux qui repoussent et celui qui défend son omelette (résonnent ensemble "admirable et détestable, adorable et exécrable"). Pas étonnant que Lecocq soit un maître en omelettes et en œufs (ceux-ci servant d'ailleurs à la mise en scène pour des gauloiseries bien appuyées et braguette ouverte).
Les cinq interprètes sont très sollicités, dans le chant comme le jeu. Ils forment un plateau très complémentaire parce que très riche, chacun avec son identité, son caractère offert par le livret et la partition.
La soirée est introduite par un Monsieur Loyal, laquais de la maison habillé comme Spirou. Interprété par Pierre Lebon (qui signe également la mise en scène), il énergise le spectacle en homme possédé, mime en transe, pile électrique sur ressort bondissant à travers le plateau. Le héros de l'histoire, le Capitaine Silvio, vole ces vêtements de Spirou pour infiltrer la maison de son amante et il se déguisera plus tard en Docteur Miracle, le laquais devenant son assistant digne des films d'horreur. David Ghilardi défend ainsi la plus grande palette de style, changeant de voix comme de chemise, entre les passages élégiaques ou emportés. L'aigu est serré mais tonique, appuyé comme son jeu au grand abattage.
Son aimée Laurette, fille du Podestat a le grave affirmé de Makeda Monnet, qui sait même se faire terrible et dramatique. Les élans lyriques sont imprécis dans les échelles et l'articulation mais ses vocalises prolongées ont ici le pouvoir magique d'arrêter les querelles. Son père, le Podestat Laurent Deleuil est une belle et bonne bouffe, rond et généreux d'aspect, de voix, de prononciation. Volubile dans ses gestes, il semble d'abord réciter son texte comme pour un monologue en répétition mais se voit lui aussi emporté par le dynamisme général.
Laura Neumann complète le tableau avec un personnage grinçant : sa femme Véronique, déjà veuve de trois maris et qui se réjouit de perdre le quatrième. Par la manigance et l'intrigue, elle fait ses petites affaires (et la petite affaire avec tous ceux qu'elle peut), chantant "Ni vu ni connu, ça n'est pas visible à l’œil nu", disant à son mari qu'il n'a pas besoin d'un docteur mais d'un notaire pour faire d'elle sa légatrice universelle. Le tout est porté par la cohérence d'une voix gouailleuse, appuyée et bien marquée. Enfin et en contraste total avec les chanteurs animés et habillés de rouge, le pianiste Martin Surot est aussi sobre et précis dans son costume noir que dans son accompagnement instrumental. Il enchaîne ainsi les morceaux avec évidence et autonomie, comme il tourne lui-même les pages de sa partition.
Le public de tous âges, dans le Studio du Théâtre Marigny plein comme un œuf, fait un triomphe et reçoit le dernier ensemble en bis, "Grâce au savant Docteur Miracle, grâce au miracle de l'Amour" !