Don Pasquale mis à nu au Teatro Colón
Il pouvait sembler couru d’avance que le public du Teatro Colón, reconnu comme peu friand de modernité théâtrale, ne goûterait guère la mise en scène épurée de Fabio Sparvoli et des créations minimalistes du scénographe Enrique Bordolini, secondé par Oscar Vázquez. L’ouverture de Don Pasquale, juste, précise et dénuée d’emphase superfétatoire et de tout faste superflu, avait pourtant annoncé la couleur. C’est donc un manège tournant de charpentes et de lignes ouvertes figurant la structure et l’intérieur des demeures de Don Pasquale puis de Norina qui se découvre du plateau de la scène. La complexité conceptuelle et technique du dispositif trouve, dans sa réalisation, une curieuse simplicité poétique qui a le net avantage de mettre en exergue les comiques de situations et de caractère sur lesquels joue en grande partie le livret de Giovanni Ruffini. Les lumières (signées elles aussi d’Enrique Bordolini), renforçant cette parcellisation de l’espace scénique, participent pleinement de cette efficacité dramatique. Le public est idéalement placé dans la position d’un voyeur qui n’ignore plus rien de l’intimité des personnages habitant et traversant cet espace (voyant Ernesto se réveiller et se vêtir ou encore Norina prendre son bain) et peut donc prendre allègrement part à la machination montée contre Don Pasquale. Les décors dénudés évitent en outre toute référence temporelle, relayés en cela par des costumes modernes (conçus par Imme Möller) gommant des modes historiquement datées (on joue par ailleurs au golf dans les jardins attenant à la maison de Don Pasquale).
Si les ingénieux décors présentent peut-être le défaut de donner une couleur d’ensemble relativement neutre et froide, les voix meublant l’espace réchauffent les lignes géométriques qui le dessinent et s’entrecoupent. L’Italien Nicola Ulivieri n’est pas un Don Pasquale septuagénaire, mais cela ne contrevient pas à la crédibilité du personnage. Sa voix de baryton-basse, tout d’abord prudente, un peu terne ou ponctuellement couverte par l’orchestre, trouve rapidement des accents de sincérité et une fermeté, une assurance et une agilité qui surprennent agréablement. Le timbre est enthousiasmant, l’ouverture de l’articulation remarquable et le souffle impressionne par sa longueur. Le baryton uruguayen Darío Solari interprète le Docteur Malatesta. La voix, conséquente et ample, est bien posée. La chaleur du timbre charme et l’investissement dramatique renforce la crédibilité du personnage. L’Argentin Santiago Ballerini semble taillé pour le rôle d’Ernesto qu’il a d'ailleurs déjà chanté à l’Opéra de Bilbao en 2017. Sa voix filée, l’élégance de son vibrato, les couleurs chatoyantes de son timbre cuivré (qui lui permettent de produire en solo de puissantes envolées colorées au début de l’acte II) font de lui un ténor belcantiste très apprécié du public pour ses qualités vocales et la justesse de son jeu. Son compatriote, la basse Mario de Salvo, est à l’aise dans ses interventions vocales et drolatiques dans sa pantomime du Notaire maladroit.
Enthousiaste, dévergondée, joueuse, rieuse, piquante à souhait, Jaquelina Livieri est une Norina tout à fait à la hauteur du seul rôle féminin de cet opera buffa qui lui permet d’attirer à elle l’adhésion pleine et entière du public qui l’acclame. Son chant est d’une grande variété expressive. Les coloratures de la soprano argentine sont très assurées, l’assise de l’émission est ample et saine. Usant d’un vibrato un peu serré, la chaleur des médiums et le caractère perçant et tendu des aigus, qui savent aussi gagner en souplesse et en agilité, sont mis au service de son interprétation même si la finale de certaines phrases paraissent, à l’occasion, un peu forcée. Sa rencontre avec Don Pasquale, par les inflexions ingénues et la gestuelle prude qu’elle développe, font mouche auprès du public qui s’esclaffe.
Nombreux sont les épisodes collectifs où brille le plateau vocal : ainsi la mise en place efficace du duo entre le Docteur et Norina à la fin de l’acte I, le juste équilibre du quatuor de l’acte II, la touchante sérénade accompagnée à la guitare et le beau mariage des timbres entre Ernesto et Norina dans les jardins de l’acte III, enfin le morceau de bravoure « Cheti, cheti immantinente » du duetto de Don Pasquale avec le Docteur Malatesta exécuté rideau fermé (avant d’être répété) et témoignant d’une complicité notable des deux chanteurs avec le public. Le Chœur du Teatro Colón, dirigé par Miguel Martínez, n’est pas en reste : sa prestation, enthousiasmante par la maîtrise et la précision des volumes et l’investissement théâtral de ses membres, est saluée par les applaudissements du public.
La Orquesta estable du Teatro Cólon, sous la baguette du chef serbe Srba Dinić récemment acclamé par la même salle pour La Damnation de Faust de Berlioz, place la plupart du temps les chanteurs sous les meilleurs auspices. La direction, qui accueille les faveurs des spectateurs, est attentive, calibrée, nuancée et s’applique à mettre en valeur, sans ambages mais avec précision et un souci du détail, cette mise à nu de Don Pasquale.
Le dindon de la farce de ce Don Pasquale n’en fut donc pas nécessairement le personnage éponyme. Le public, boudant son plaisir au moment des salutations du metteur en scène et du scénographe (quelques huées sont audibles), semble avoir été mis face à ses contradictions car la qualité musicale du spectacle est aussi celle de conceptions scéniques aptes à capter et exhiber la dimension comique et burlesque de l’œuvre.